La femme qui avait perdu son âme, fresque américaine

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La femme qui avait perdu son âmeIl a fallu presque huit cents pages et dix ans de sa vie à Bob Shacochis, journaliste et ancien correspondant de guerre, pour dresser dans le désordre une fresque de notre monde issu de la seconde guerre mondiale. Œuvre ambitieuse et plutôt réussie, à quelques réserves près.

Ce qui retient dans ce livre qui aurait pu aisément être réparti en trois volumes, c’est l’impression d’authenticité de ce qui est raconté puisque l’auteur a vécu certains événements qu’il nous décrit : il était présent lors de l’invasion d’Haïti en 1994. Il a sans doute rencontré beaucoup d’agents de la CIA et membres des Forces spéciales américaines.

La femme qui avait perdu son âme, notons au passage le beau titre énigmatique, est un roman touffu et complexe qui désoriente le lecteur par ses sauts entre une époque et un lieu de l’histoire contemporaine à un autre. Nous passons sans explications de Haïti, où une jeune photographe américaine est retrouvée assassinée, aux convulsions et atrocités de la fin de la seconde guerre mondiale en Croatie avant de nous retrouver à Istanbul.

La femme qui avait perdu son âme tient du reportage journalistique, de l’analyse géopolitique, du roman d’espionnage et du roman historique. Une femme sert de fil conducteur, connue sous le nom de Jackie Scott, Renee Gardner, Dottie Chambers ou Dorothy Kovacevic. Une jeune femme énigmatique, une espionne formée par son propre père, Steven Chambers, diplomate américain né Stjepan Kovacevic en Croatie et qui a quitté la Yougoslavie naissante au milieu d’atrocités sans nom.

Le roman possède deux personnages principaux, Dottie et son père, tout comme il comprend deux axes, le bien (la démocratie, la chrétienté et l’Amérique) et le mal. Cela doit vous évoquer Georges Bush et l’axe du Bien et du Mal, et de fait on se trouve tout à fait dans cette optique. Bien sûr, les exactions nécessaires sont décrites avec précision, mais pas vraiment remises en question par l’auteur.

Ce roman est très intéressant par tout ce qu’il nous apprend sur les dessous de la géopolitique, mais personnellement je ne l’ai pas trouvé à la hauteur des romans de John Le Carré qui se situent un peu dans le même créneau.

Quant à l’héroïne, je n’ai pas réussi à m’y attacher, ses réactions étant trop excessives, limite artificielles. J’aurais aimé plus d’humanité, plus de profondeur dans ce personnage qui sert de fil rouge. Le même reproche peut être fait pour le deuxième personnage principal, un peu bâclé dans la dernière partie, ce père abuseur obsédé par la religion qui forme sa fille sans état d’âme pour en faire une espionne.

Dans une fulguration de pure clarté, elle comprit aussi que sa vie entière – sa pluralité, le défi de ses improvisations élémentaires, toute cette collection de lieux d’habitation, d’endroits et d’amis, les langues qu’elle apprenait volontiers pour atténuer son caractère étranger – avait été conçue pour faire d’elle une sorte de caméléon professionnel, et elle se résolut au fait qu’elle était destinée à vivre de cette façon, comme une actrice dans un théâtre sans murs, ni limites, ni public.

Le mythe de la femme fatale irrésistible, même s’il est mâtiné de marionnette, est un peu usé, non ?  Les personnages qui gravitent autour de la jeune femme ont plus d’épaisseur. L’avocat des droits de l’homme Tom Harrington et le membre des forces spéciales américaines Eville Burnette, tous deux bien évidemment amoureux de l’héroïne, tous deux manipulés, sont plus crédibles.

Quant au style, hélas le style, vous en avez un aperçu dans la citation précédente. La ponctuation est surprenante, avec une abondance de dialogues étrangement entamés. Deux exemples parmi cent autres :

Dolan dit, Qu’est-ce que vous attendez de moi.

Il lui demanda, On commande une autre bouteille de vin ?

Ce n’est pas pour cela que vous lirez le livre… Reste la fresque d’une Amérique sûre de son bon droit, héritière d’un cynisme et d’une violence venue d’Europe, une Amérique prête à tout pour maintenir ce qui lui semble le seul chemin possible pour les autres pays, à savoir le sien. Les amateurs de romans d’espionnage et d’histoire géopolitique se plongeront avec passion dans ce décryptage et cette mise en perspective de l’histoire occidentale.

La femme qui avait perdu son âme
Bob Shacochis
Traduit de l’américain par François Happe
Gallmeister, janvier 2016, 800 p., 28 €
ISBN : 978-2-35178-103-6

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L’anniversaire de la reine

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C’est une petite chapelle à la limite du romantique domaine de Stourhead, dans le Sud de l’Angleterre, un lieu de culte depuis plus de six cents ans, avec son cimetière comme il y en a tant dans la campagne, tombes moussues mangées par les années.Stourhead 5

L’intérieur de l’édifice respire la sérénité, pourtant il s’est passé un événement désagréable il y a peu : des voleurs indélicats sont venus la nuit et ont embarqué une partie de la toiture. Il a fallu parer au plus pressé, installer un plafond provisoire pour empêcher l’eau d’entrer…

Stourhead 4Comment trouver l’argent nécessaire pour restaurer et empêcher la pluie de dégrader définitivement le lieu ? Le pasteur et ses ouailles ont pensé à fleurir le lieu en faisant appel à la générosité des curieux tentés par ce festival de fleurs…Stourhhead 3Idée judicieuse et conversations chaleureuses avec le prélat (pas mieux doté que ses confrères français, une gigantesque paroisse et six lieux de cultes différents) et ses ouailles. À gauche du chœur, une installation surprenante : un fauteuil en osier, un petit chien et son écuelle, des bougies sur un gâteau bien crémeux, du muguet porte-bonheur, qu’est-ce donc ?Stourhead 1

Cette portion d’intérieur si cosy dans cette petite église dévastée, c’est l’hommage des gens du lieu à leur reine. Happy Birthday, majesté ! Et cette installation plutôt kitsch, ces petits cailloux moussus autour du guéridon recouvert d’une nappe, le petit Corgi représentant tous les chiens que la reine a aimés durant sa longue vie, tout cela devient profondément émouvant. Happy Birthday, votre majesté, des vandales n’ont reculé devant rien pour gagner un peu d’argent, mais nous pensons à vous, nous nous réjouissons que vous soyez là, vous, vieille et fragile et vaillante, vous la caution morale de ce pays de tradition où tant de choses vacillent…

Les festivités à répétition des 90 ans de la reine Elizabeth II surprennent les Français. C’est ignorer à quel point les Anglais aiment leur reine ;  elle fait partie de leur vie et même si la royauté les indiffère, sa personne est sacrée. D’où sa présence virtuelle dans cette chapelle, où une assise confortable et deux coussins ont été prévus pour soulager sa royale personne.

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Le poney de Chelsea

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poney ChelseaGrandeur nature, le poney caracole avec fierté. Il bat l’amble sans se rendre compte qu’il est figé, patte levée durant la semaine du Chelsea Flower Show. Son pelage de mousse des bois ternit sous le soleil londonien et les passants ne le regardent plus ;  pourtant il est si coquet, si joliment paré, sa fleur d’arum coincée au niveau de l’oreille ! Un délicat panache rosé l’apparente à la licorne des contes de fées. C’est sûr, il n’a vraiment pas l’air réel : trop de fleurs, de mièvres chichis sur le petit animal qui voudrait se prendre au sérieux. La selle et les étriers rose et blancs, et les rennes et le mors, trop, c’est trop !

Le petit poney caracole avec fierté, immobile dans la foule des enfants qui ne le regardent pas.

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Horrorstör, bagne de la consommation

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couverture-horrorstorAu début, on croit que quelqu’un s’est trompé et, distrait, a posé son catalogue IKEA sur le présentoir de livres… Design reconnaissable entre tous, quel est le nom de ce canapé, déjà ? Pourtant quelque chose cloche. Dans les cadres bon marché affichés sur le mur, un homme aux yeux blancs appuie ses deux mains sur le mur comme s’il voulait le traverser. Bienvenue dans Horrorstör, le livre de l’Américain Grady Hendrix.

L’impression de catalogue se renforce en feuilletant le livre : chaque chapitre est précédé par un dessin réclame d’un produit typiquement suédois. Pourtant, insidieusement, les produits présentés évoluent. Au début se trouve De BROOKA

Le canapé de vos rêves. Des coussins en mousse à mémoire de forme et un dossier haut pour un soutien optimal des vertèbres cervicales, BROOKA est le meilleur début de la fin de votre journée !

En petites lettres, les couleurs, dimensions et référence de l’article, comme dans l’enseigne bien connue. On passe après quelques meubles et chapitres à BODAVEST

Cumulant les avantages des meilleurs systèmes de contention traditionnels, BODAVEST vous confine et empêche le flux tumultueux du sang vers votre cerveau. L’immobilité forcée vous oblige à l’introspection et vous libère des stimuli extérieurs stressants.

En petites lettres, matière, dimensions et référence de l’article.

Nous sommes au milieu du livre !  Je ne résiste pas au plaisir de vous présenter INGALUT

Vous soumettre à la panique, à la terreur et au désespoir de la noyade sans jamais vous accorder le soulagement de la mort, tel est le but de l’élégant INGALUT. Son bain d’hydrothérapie vous permet de souffrir encore et encore jusqu’à ce que vous soyez entièrement guéri.

Les articles suivants, vous les découvrirez tout seul…

Vous l’aurez compris, dans Horrorstör (quelque chose comme le magasin de l’horreur) l’auteur s’en donne à cœur joie. Il se protège bien sûr en disant qu’il ne parle pas d’IKEA mais d’Orsk son concurrent bas de gamme, mais vous reconnaîtrez la grande enseigne à chaque page. La façon dont sont présentés les meubles à monter soi-même, les employés conseillant les clients-amis, la philosophie lénifiante, les circuits immenses faisant parcourir tout le magasin… Les techniques sophistiquées comme la désorientation programmée (pas de point de repère, un circuit sinueux), le management destiné à faire sortir le meilleur de chaque employé et le maximum de la poche du client badaud, tout est là.

Avec dans le rôle principal Amy, jeune femme velléitaire et râleuse, le chef Basil qui cite à tout moment le fondateur de l’enseigne, la gentille Ruth Ann qui n’a que le magasin pour famille, et deux intrus chasseurs de fantômes, les vendeurs Matt et Trinity.

Mais quelque chose ne va pas dans le magasin de Cleveland : des appels au secours, des odeurs innommables, des objets abîmés, des graffiti… Les employés restent la nuit pour piéger le ou les responsables.

Commence alors la partie horreur du roman, avec des parallèles éclairants : le bagne des employés du magasin a été construit sur un bagne détruit au XIXe siècle et les âmes d’autrefois reviennent sur les lieux. Le magasin Orsk redevient la Ruche. Le magasin où chaque employé a l’impression d’être épié par les caméras redevient la prison où les prisonniers pensent qu’aucun de leur geste n’échappe à leur gardien : c’est le concept de la panoptique utilisé au  XIXe siècle.

Au cours de cette nuit d’horreur, le gardien fou prend possession du corps d’un SDF qui squattait le magasin, les tortures, les zombies, les hordes de rats et le pus dégoulinant des plafonds s’accumulent comme dans un page turner, l’auteur s’en donne à cœur joie.

Question style, bon, on ne va pas chipoter, le livre est efficace, un vrai jeu de la désorientation programmée avec des personnages sympathiques. On exclut bien sûr les responsables d’un cynisme absolu, c’est la règle, non ? Quant à la fin, ah, la fin, c’est un vrai plaisir que je vous laisse découvrir. Voilà pour le premier degré.

Mais au-delà du roman d’horreur, la critique sociale de ce mode de consommation et d’exploitation des travailleurs est magistral, le magasin concentrationnaire est métaphoriquement une  bête monstrueuse :

Amy décida de faire le grand tour. Défiant l’aboutissement brillant de la réflexion d’une équipe de psychologues ès Marketing, elle remonta Orsk à l’envers. Commençant par l’anus de la bête (les caisses), elle remonta son système digestif jusqu’à sa bouche (l’entrée de l’Expo). Le magasin avait été pensé pour obliger les clients à avancer dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Le but était de les maintenir dans une espèce d’état hypnotique. Amy, elle, avait seulement l’impression de déambuler dans une maison hantée de fête foraine toutes lumières allumées. Elle passait totalement à côté de l’effet recherché.

Horrorstör de Grady Hendrix, un format carré aux éditions Milanetdemi, vous ne pouvez pas vous tromper, il est juste plus gros qu’un catalogue IKEA. Et la troisième de couverture est aussi hilarante et inventive que le reste du roman.

Déstabilisant, désorientant et hypercréatif. Pour adolescents sans limite d’âge et consommateurs avertis.

Horrorstör
Grady Hendrix
Traduit de l’américain par Amélie Sarn
Milan et demi, août 2015, 240 p., 19€
ISBN : 978-2-7459-7158-6

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Tourisme humanitaire et gros sous

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Les vacances vont commencer, pourtant vous n’avez plus envie de bronzer sur une plage avec un œil sur un roman policier et l’autre sur les excitantes voisines de serviette. La misère à un jet des plages de rêve, la pauvreté choquante des pays visités, la lassitude du tourisme de masse, tout vous pousse vers autre chose.

Vous êtes mûr(e)s pour l’éco-tourisme ou pire le volontourisme selon le mot-valise anglais. L’éco-tourisme dans nos contrées ne fait aucun dégât. Il n’en est pas de même de ce tourisme humanitaire en pleine expansion. Vous trouverez ci-dessous une image tirée de l’excellent et très drôle site Barbie Savior sur Instagram qui se moque du volontourisme et de ses dégâts. Barbie1

Jetez un œil sur internet et vous trouverez abondance d’organismes qui vous proposent de participer à l’éradication de la misère ou de l’ignorance. Leur argumentaire est magnifiquement construit et explore notre mauvaise conscience d’Occidentaux. Ces organismes oublient d’écrire qu’ils sont en fait des associations à but (très) lucratif ou des agences de voyage spécialisées.

C’est le secteur qui connaît le plus fort développement de l’industrie touristique, le plus rentable aussi. Cela se chiffre en milliards d’euros, avec des marges bénéficiaires de 30 à 40 % contre 2 à 3 % pour les agences traditionnelles. Cela pourrait être seulement une attrape-gogos comme une autre ; après tout le type qui rentre le dos cassé d’avoir dormi sur le sol avec la satisfaction d’avoir partagé la vraie vie des pauvres et d’avoir apporté sa pierre à l’édification d’un monde meilleur, cela a un prix. Malheureusement les dommages dans les pays « aidés » sont nombreux. On ne parle pas seulement des écoles démontées et reconstruites la nuit par des professionnels, du travail pris aux locaux, mais aussi de trafics d’enfants, comme au Népal par exemple. Katmandou compte plus d’orphelinats que l’Europe entière…

Certaines entreprises essaient de se démarquer de ces pratiques. L’organisation anglaise Tourism Concern tente de moraliser le secteur, la fondation suisse Nouvelle Planète, de son côté, refuse d’intervenir au Népal.

Au lendemain du tremblement de terre qui a secoué le Népal en avril 2015, Projects Abroad proposait déjà des séjours pour reconstruire le pays, « ne nécessitant aucune qualification particulière ».

De qui se moque-t-on le plus ? Des populations locales gravement éprouvées ? Des jeunes plein d’idéal qui désirent aider ? Des organismes humanitaires qui auront ensuite mauvaise presse ?

Pour plus de renseignements sur ce problème je vous conseille le site sur lequel le Service Volontaire international (association belge à but non lucratif) a expliqué les dangers de cette nouvelle forme de tourisme, et l’article de Courrier international paru en juin 2015.

C’est l’été, (enfin presque !) personne ne vous demande de rester sur votre transat, seulement d’être prudent et de vous renseigner avant de partir ou d’envoyer vos enfants en « mission humanitaire ». L’aide efficace aux populations ne s’improvise pas et nécessite des professionnels entraînés.

L’article de Sciences humaines d’avril 2016 donne des détails édifiants sur certaines pratiques d’organisations qui s’implantent rapidement en France. Le jeune qui veut « aider » va payer le prix fort. Deux mille euros plus le prix du voyage pour faire l’expérience de l’humanitaire pendant les vacances scolaires. C’est plus cher que des vacances ordinaires, mais Volunteering Overseas est fait pour rassurer les parents inquiets car leurs enfants sont totalement pris en main par le personnel, et s’ils décident tout compte fait de ne pas faire d’humanitaire, ils sont libres et repartiront avec leur beau tee-shirt. Les parents paient, en partie pour aider leurs enfants à trouver leur voie, en partie pour ajouter une ligne à leur futur CV, l’humanitaire prouvant, pensent-ils, que leurs enfants sont capables de s’engager.

Ce voyage qui part de très bonnes intentions, ce voyage hors de prix ne concerne qu’une frange très aisée de la population. Le magazine fait très justement le parallèle entre le « grand tour » de formation d’autrefois et cette nouvelle forme de tourisme dont le point de départ est pourtant généreux.

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