Summer, l’été qui ronge ceux qui restent

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La famille Wassner – père célèbre avocat, mère très belle, fille ressemblant à sa mère et fils adolescent complexé –  vit à Bellevue, dans une magnifique maison au bord du lac Léman. Les fêtes données par la famille ressemblent à celles de Gatsby le magnifique. Argent, luxe et fêlures. Dans le cas du roman de Monica Sabolo, celles-ci tournent autour de la mère, personnage énigmatique, et de Summer qui se montre si provocante avec les invités.

Puis Summer disparaît lors d’un pique-nique avec ses amies. Personne ne sait ce qu’elle est devenue, elle s’est évaporée. La famille bouleversée, l’attente, le cercle amical qui s’enfuit avec le malheur. Benjamin, le cadet de quatorze ans, doit apprendre à vivre avec le mystère et la dislocation familiale. Adolescence difficile, enfouissement de ce qui le ronge, avancée un peu fantomatique dans la vie.

Où sont les êtres que l’on a perdus ? Peut-être vivent-ils dans les limbes, ou à l’intérieur de nous. Ils continuent de se mouvoir à l’intérieur de nos corps, ils inspirent l’air que nous inspirons. Toutes les couches de leur passé sont là, les tuiles posées les unes sur les autres, et leur avenir est là aussi, enroulé sur lui-même, rose et doux comme l’oreille d’un nouveau-né. (p. 212)

Summer (« été » en français), a disparu en été. Presque vingt-cinq ans plus tard, lors d’une grave dépression, les souvenirs de Benjamin remontent à la surface. Cette métaphore liquide correspond à l’omniprésence du lac, miroir des angoisses de Benjamin. Continuer la lecture

Summer
Monica Sabolo
JC Lattès, août 2017, 320 p., 19 €
ISBN : 978-2-7096-5982-6

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À nos âges…

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Cela nous prend le cœur dès la première minute, pourtant il n’y a pas si longtemps que nous l’avons vu, quelques mois tout au plus. Son dos s’est courbé un peu plus, et sa peau cireuse accentue l’impression de fragilité. Ses beaux yeux bleus se sont voilés petit à petit, mais désormais une paupière se ferme de manière intempestive et l’on a l’impression qu’il s’endort, épuisé par une conversation qui ne vient que de commencer.

La vieillesse lui est tombé dessus comme une météorite. Lui qui a toute sa vie montré un enthousiasme pour les autres et pour les idées, lui qui semblait indestructible et était capable de vivre dans des conditions spartiates sans même s’en apercevoir descend l’escalier avec des précautions nouvelles.

Il y a peu de temps qu’il a vraiment pris conscience de la vieillesse et de la finitude. Bien sûr il en parlait, mais avec un tel recul que, tapie dans un recoin de son esprit, l’idée rassurante que cela ne concernait que les autres calmait son angoisse.

« À nos âges, dit-il, il faut faire attention à…  » Et la liste des renoncements commence.

À nos âges… Il entraîne les autres dans son naufrage comme les souverains antiques. Nous comprenons tellement. Il continue à s’intéresser aux autres, à les aimer, à leur apporter tout ce qu’il peut encore leur donner – et il peut beaucoup. Sa conversation est toujours aussi riche, sa mémoire intacte, sa culture impressionnante. Son humour plein de tendresse, sa gentillesse et son amour pour sa compagne transfigurent son visage, éloignent le tic-tac de l’horloge.

Que la Camarde l’oublie longtemps, même si elle est tapie au coin du bois et nous regarde tous passer, prête à bondir on ne sait sur qui.

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Moi Khalil, kamikaze

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Khalil vient de Belgique, et personne ne parle dans la voiture qui roule en direction de Paris, ce 13 novembre 2015.

Nous étions quatre kamikazes ; notre mission consistait à transformer la fête au Stade de France en un deuil planétaire.

Dès la première page du roman nous sommes immergés dans la tête d’un jeune terroriste, plongés dans la préparation des actions destinées à semer la mort, confrontés au rôle de chacun des passagers de la voiture, à la minutie de la préparation, à l’absence d’émotion. Khalil a un problème : sa ceinture d’explosif ne fonctionne pas dans le RER bondé qu’il était chargé de faire sauter. Nous restons dans sa tête, bel artifice de l’auteur pour mieux nous faire saisir la façon dont on transforme un jeune plutôt fragile, plutôt perdu, en une bombe ambulante exaltée par le martyre. Continuer la lecture

Khalil
Yasmina Khadra
Julliard, août 2018, 264 p., 19 €
ISBN : 978-2-260-02422-4

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Danser les ombres, Laurent Gaudé en communion avec Haïti

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Avec Danser les ombres, Laurent Gaudé rend un hommage magnifique aux victimes et aux survivants du tremblement de terre de janvier 2010 qui fit 300 000 victimes à Haïti. Un roman de Laurent Gaudé se reconnaît par son souffle, la scansion si particulière de ses phrases dont la musique puissante, subjugue et prend le cœur. Avec Danser les ombres, l’auteur atteint une rare puissance. Lyrisme et empathie, douleur et sensualité, fraternité et violence : nous sommes plongés dans le quotidien du peuple haïtien, juste avant et juste après le tremblement de terre. Tant de morts et tant de courage pour sortir les survivants des décombres, une catastrophe si écrasante que les vivants et les morts se mêlent, la terre en colère fait danser les ombres.

Lucine se rend à Port-au-Prince, sa sœur Nine vient de mourir, elle doit se rendre chez le père d’un des enfants de Nine à Pétion-ville, dans la ville haute, celle où vivent les riches, loin de la misère, des odeurs et de la vie. Elle y rencontre de nombreux personnages emblématiques dont Firmin le chauffeur de taxi hanté par son passé. Lucine va habiter au Fessou, un ancien bordel où se réunissent des amis du vieux Tess. Elle va rencontrer Saul, personnage christique aux études de médecine avortées.

Tout se mêle en une danse où douleur et vie s’enlacent, où vivants et morts se mélangent, s’aiment, peinent à se séparer. Le peuple a connu la dictature et la misère, la peur et les tortures. Les mythes vaudous sont vivaces, impossible de démêler dans ce foisonnement de vie ce qui appartient à la réalité ou au mythe.

Et puis il y a le tremblement de terre.

Hommes, ce qui est sous vos pieds vit, se réveille, se tord, souffre peut-être ou s’ébroue. La terre tremble d’un long silence retenu, d’un cri jamais poussé.

Hommes, trente-cinq secondes, c’est un temps infini et vos yeux s’ouvrent autant que les crevasses qui lézardent vos routes et les murs des maisons. En ce jour, à cet instant, tous les oiseaux de Port-au-Prince s’envolent en même temps, heureux d’avoir des ailes, sentant que rien ne tiendra plus sous leurs pattes, et que, pour les minutes à venir, l’air est plus solide que le sol.

La terre n’est plus une terre mais bouche qui mange. Elle n’est plus sol mais gueule qui s’ouvre.

Là où la terre a faim, les poteaux électriques s’effondrent et les murs s’écroulent.

Il n’y a pas de sang parce que tout est dissimulé par un grand nuage blanc qui monte lentement du sol.

Personne n’avait remarqué que les oiseaux s’étaient tus, que les poules, inquiètes, s’étaient figées de peur. Personne n’avait remarqué que le monde animal tendait l’oreille, tandis que les hommes, eux, continuaient à vivre.

Mais d’un coup, sans que rien ne l’annonce, d’un coup, la terre, subitement, refusa d’être terre, immobile, et se mit à bouger…

Durant trente-cinq secondes qui sont trente-cinq années…

… À danser, la terre…

… À trembler.

Et la terre trembla et dansa, un 12 janvier…

Tourneboulant les morts et les vivants, en ronde frénétique et macabre.

 

Un tel roman, il faut le lire pour comprendre les Haïtiens et partager un peu l’écrasante fatalité qui accable la population.

Danser les ombres
Laurent Gaudé
Actes Sud, janvier 2015, 256 p., 19,80€
ISBN : 978-2-330-03971-4

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Poétique des appellations mycologiques et rond de sorcières

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Sans le vouloir, vous êtes entrés dans un rond de sorcières, et celui-ci est immense, ce qui signifie qu’il a déjà plusieurs siècles. Vous salivez lorsque vous rencontrez le pleurote corne d’abondance, le lactaire délicieux et la truffe du Périgord. Mais voilà que vous êtes impressionné par l’amanite des Césars et le cortinaire de Berkeley. Ne seriez-vous pas victime d’un léger snobisme ? Vous devriez vous concentrer sur le coprin chevelu, il est bien plus succulent que le gros cortinaire de Berkeley. Mais peut-être n’êtes-vous pas fanatiques des débordements révolutionnaires de mai 68 ?

Vous n’avez pas le temps de répondre à cette question gênante, vous venez de rencontrer l’inocybe de Patouillard, et vous portez des bottes dans la gadoue en compagnie de la pezize orangée et de la pezize oreille de lièvre. Attention aux chasseurs !

L’herbe s’assombrit, vous avez changé d’époque. Des messes noires envahissent votre esprit avec le bolet satan et la russule émétique, tandis que, au loin, au son d’un clavecin, des claviaires élégantes et des claviaires dorées dansent le menuet. Le XVIIIe siècle est semé d’embûches pour les belles naïves, elles devront se méfier du lactaire à toison et du tricholome équestre. Gageons qu’elles ne tomberont pas dans le piège du pied-bleu, autrement dit le tricholome nu, même s’il est savoureux.

Le Divin Marquis rôde dans les parages, et avec lui le phalle impudique connu également sous le nom de satyre puant. Sa forme est on ne peut plus évocatrice, de plus il dégage une odeur putride qui rend les mouches complètement folles. Seule la volvaire gluante pourra lui trouver un quelconque intérêt, passez votre chemin, mesdames, je vous rappelle que cet étrange phallus n’est pas comestible.

Tiens, un éclair de soleil ! La palliote jaunissante et la russule verdoyante en profitent, elles s’enfuient légères par bois et par vaux et vous décidez de les accompagner. À ce moment-là les vesses de loup perlées vous délivrent des marasmes d’Oréade et de l’entolome livide. Vous constatez, surpris, l’immense rond de sorcière qui vous a enchanté et rejoignez avec soulagement les délices de la civilisation. Ce soir, vous éviterez de manger des champignons.

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