Si l’on commençait par l’histoire du cacatoès ?
Mon amie brésilienne se proposa pour garder pendant leur absence le cacatoès de compatriotes partis au pays. Ce bel oiseau blanc avait appris à siffler l’hymne brésilien, c’était un perroquet patriote qui adorait la vie en société. Pas de problème, il y a toujours de l’animation chez mon amie. Un jour elle oublia de fermer la cage et l’oiseau s’enfuit. Panique à bord, téléphones aux différentes associations de défense des oiseaux, rien pendant un temps qu’elle estima très long, d’autant plus que les amis devaient rentrer bientôt du Brésil.
C’est alors qu’il y eut une sorte de petit miracle : un particulier très investi dans le soin des animaux perdus avait récupéré un cacatoès à huppe jaune trois semaines plus tôt. Vite la cage et la voiture, mais arrivée dans l’arche de Noé, perplexité : il y avait trois cacatoès parfaitement identiques en face d’elle. Mon amie eut un éclair de génie : elle se mit à siffler l’hymne national brésilien et l’un des cacatoès devint complètement fou, s’agitant à se blesser dans sa cage. Aucun doute possible, c’était lui.
Je me suis envolée pareillement de la cage où, semaine après semaine depuis des années, je vous faisais part de mes enthousiasmes ou réticences face aux livres que j’avais lus. Cette pause m’a permis de me concentrer sur mes propres textes et sur ce qu’on appelle, faute de mieux, la vie. Et puis, comme le perroquet de mon amie, un livre bouleversant porté par une écriture magnifique me ramena à mon blog. Il s’agit de S’adapter de Claire Dupont-Monod. Ce n’est pas une nouveauté, il a provoqué l’effervescence il y a un an et a été récompensé par de nombreux prix, en particulier le Goncourt des lycéens 2021, ce qui prouve que la jeunesse a du goût et du cœur.
Ce livre, j’ai mis du temps à le lire, aspirée par un maelstrom de sensations et le besoin d’aller happer une goulée d’air à l’extérieur tant le texte est juste et fort.
Ce court roman se présente comme un conte cruel.
Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté. Malgré sa laideur un peu dégradante, ce mot dirait pourtant la réalité d’un corps mou, d’un regard mobile et vide.
Il était une fois une famille dont nous ne connaîtrons pas le nom des personnages. Le père, la mère, le frère aîné, la petite sœur et le petit dernier. Des archétypes. Les parents, le frère aîné, la petite sœur, et l’enfant inadapté. La forme du conte est nécessaire dans ce texte qui refuse le pathos et évite l’écueil du témoignage avec une très grande pudeur. Cette mise à distance pour écrire ce qui déchire, transmettre avec une économie de moyens et une justesse de sensations la réalité du drame concerne tous les protagonistes: professeur de l’hôpital, psychologues, grand-mère (bienveillante comme dans beaucoup de contes et un peu sorcière), frère, sœur, etc. L’histoire est transcrite par les pierres de la cour de la maison, injonction biblique citée en exergue du roman :
« S’ils se taisent, les pierres crieront. »
Luc, 19:40
Le professeur de l’hôpital, par exemple :
Il vint, les appela. Il tenait des radios à la main. Il les invita à s’asseoir. Sa voix fut douce pour un verdict sans appel. Leur enfant grandirait, certes. Mais il resterait aveugle, ne marcherait pas, serait privé de parole, et ses membres n’obéiraient à rien puisque le cerveau ne transmettait pas ce qu’il faut. Il pourrait pleurer ou exprimer son bien-être, mais pas plus. Ce serait un nouveau-né pour toujours. Enfin, pas tout à fait. Le professeur expliqua aux parents d’une voix encore plus maternante que l’espérance de vie, pour ces enfants, ne dépassait pas trois ans.
Les parents jetèrent un dernier regard à ce qu’était leur existence. Désormais tout ce qu’ils s’apprêtaient à vivre les ferait souffrir, et tout ce qu’ils avaient vécu avant aussi, tant la nostalgie de l’insouciance peut rendre fou. Ils se tenaient donc sur une faille, entre un temps révolu et un avenir terrible, qui, l’un comme l’autre, appuyaient de leur poids de douleur.
(…) Les parents moururent un peu. (p.16-17)
Une famille de la montagne calviniste. Le fils aîné, la petite sœur, et l’enfant inadapté, celui qui va prendre tant de place, dévoiler les trésors d’amour et de patience chez l’un, le grondement de la révolte et de la colère chez l’autre et la fragilité mêlée de patience et d’amour des parents qui s’emploient à faire tenir debout cette famille laminée par le destin.
Ce drame intemporel de l’enfant handicapé est ancré dans la peu reluisante réalité contemporaine de l’aide.
Dans les mairies, les services sociaux, les instances prétendument dédiées à l’aide des familles, les ministères, on leur enfonçait la tête sous l’eau, multipliant les difficultés. Le parcours était glacial, inhumain, jalonné d’acronymes, MDPH, ITEP, IME, CDAPH. Les interlocuteurs se montraient absurdement tatillons ou d’une odieuse nonchalance, cela dépendait. Les parents en parlaient le soir à voix basse. Ils durent se plier à des règles folles. Ils entrèrent dans des pièces grises où les attendait un jury qui déciderait si, oui ou non, ils seraient éligibles à une allocation, un recours, une étiquette, une place. (…) Ils découvrirent l’obligation, tous les trois ans, de prouver que l’enfant était toujours handicapé (« Parce que vous pensez que ses jambes ont repoussé en trois ans ? » avait hurlé une mère devant un bureau). (…) Les parents découvrirent le grand no man’s land des marges, peuplées d’êtres sans soin ni projet ni ami.
Heureusement il y a la montagne cévenole, la splendeur de la nature qui infuse vitalité et apaisement aux différents personnages et transforme le texte en ode à la vie. Si ce n’est déjà fait, lisez le texte bouleversant de Clara Dupont-Monod. Il changera sans doute votre regard sur la famille de l’enfant handicapé et vous fera découvrir une remarquable écriture. La force du témoignage maquillé en conte, lorsqu’il est porté par des mots pareils, porte au plus haut degré la notion de littérature.
Tout d’abord te dire combien je suis content de te voir reprendre le chemin de ce blog.
Ensuite l’histoire du cacatoès m’a bien amusée.
Quant au livre « S’Adapter » j’en ai bien sûr entendu parler lorsqu’il est sorti. J’ai failli en faire l’acquisition… et puis non… peur d’une claque trop forte probablement. Tu le sais je pense, je suis un de ces (ancien, vu mon âge) enfants inadaptés. Et j’ai peu à peu appris à connaître ce qu’il en aura été pour ma famille de devenir un corps mou. J’entends encore ma mère me relatant ce qu’a osé dire ce savant carabin devenu professeur de médecine à l’université de l’époque : « Vous pourrez vous estimer heureuse (????) si un jour il arrive à s’asseoir » (sans commentaire, une telle phrase est à rajouter à la trop longue liste des imbécillités que les médecins sont capables de proférer du haut du sommet de leur incompétence. Car, ça a pris des années, mais je me suis remis debout, j’ai marché (certes les jambes raides comme un canard), j’ai fait des études supérieures, j’ai exercé des métiers passionnants, je me suis marié, des enfants et sept petits-enfants… enfin bref ce médecin, fort heureusement décédé, était un vrai connard !
(Fermez le ban…)
Donc j’hésite encore à lire cet ouvrage, mais ton article m’incite à reconsidérer, pourquoi pas, avant de mourir… parce que les extraits que je suis allé lire m’ont semblé d’une pertinente acuité et d’une vérité cuisante. Bon, y a plus qu’à…