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P.O.L nid d’espions, la CIA chez les écrivains français ?

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polSi pour vous un roman est comme une maison dont vous parcourez les pièces, attentif à construction, à l’harmonie de la structure de l’œuvre plus qu’à la musicalité du texte, je connais le livre qui vous convient : P.O.L nid d’espions de Jean-Luc Bayard publié aux éditions P.O.L, ce qui devrait vous alerter.

L’auteur construit son livre (enquête ? intuition ? pastiche de roman d’espionnage ?) autour d’un fait : il lit pendant ses vacances deux livres très minces publiés tous les deux aux éditions P.O.L au même moment : le Consul d’Islande, d’Emmanuel Hocquard, et Sainte-Catherine, de Harry Mathews. Il ressent un certain trouble à la lecture de ces deux livres : ils recèlent, malgré leur brièveté, quatorze phrases (exactement) parfaitement identiques. Bizarre… Ce n’est que le début d’un ensemble de signes qui confortent l’auteur dans son hypothèse : les auteurs utilisent leurs livres pour correspondre parce que ce sont des espions.

Les éditions P.O.L sont-elles un nid d’espions ? Quelques années plus tard Harry Mathews publie Ma Vie dans la CIA , donnant ainsi du corps au soupçon de départ. Jean-Luc Bayard envoie ce qu’il a trouvé à la maison d’édition P.O.L qui le publie sur son site sous le titre P.O.L nid d’espions.

Est-ce un aveu ? Un soupçon ? Une dérision à peine voilée ? Une malice de la part de Paul Otchakovsky-Laurens ? L’auteur s’emballe, lit les livres du catalogue des éditions P.O.L publiés en 2000, trouve des points communs dans certains d’entre eux. Ses trouvailles textuelles virent à l’obsession, on sait que tout devient signe à celui qui a une grille de lecture quasi obsessionnelle. Il doit s’en rendre compte et se moque parfois de lui :

 L’Oulipo n’a jamais officialisé le recrutement de Stendhal parmi ses membres. Or la publication de Vingt lignes par jour, en 1994, permet d’entériner le processus d’adhésion par anticipation engagé avec « 53 jours », paru à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de La Chartreuse de Parme.

Personnellement je ne suis pas entrée dans cette investigation, même si certains faits sont avérés et que Alain Guérin, journaliste d’investigation à l’Humanité, était véritablement un agent de la CIA. L’écriture plate, factuelle, comme un rapport de filature d’agents de police, n’a rien de séduisant. L’accumulation de « preuves » non plus. Non, ce qui m’a intéressée est ailleurs, dans cette théorie de la lecture en filigrane, qui fait de chaque livre l’élément d’un édifice commun : un livre conduit le lecteur à un autre qui va le conduire à un autre, etc. Comment ne pas partager cette vision de la lecture ? Le lecteur se construit lui aussi comme une maison, autour des briques livres : certains forment ossature, d’autres ne sont qu’ornement interchangeables. Entrez dans la maison littérature, l’immense maison de mots qui se répondent en écho à travers les siècles.

Rien ne vous oblige à suivre Jean-Luc Bayard dans son enquête, j’avoue avoir sauté nombre de paragraphes qui m’ennuyaient profondément : trop de détails sur des phrases sans relief. J’aime l’Histoire et les histoires, pas les recherches tatillonnes sur telle ou telle phrase pour démontrer que Mathews était un agent de la CIA ; cela ne m’empêche pas de dormir, la recherche de Bayard, chevalier de la littérature moderne aurait même tendance à m’aider à trouver le sommeil. Mais il y a dans ce livre des analyses subtiles d’auteurs qui comptent pour moi, Roussel par exemple :

La machine décrite par Roussel est une machine musicale. Quel air est-elle destinée à jouer ? quelle mélodie inaudible pour nous, apte à rien, sinon, peut-être, à nous endormir ? on pense aussi à une incroyable horlogerie : pour indiquer l’heure de quel événement ? on pense à un engrenage de visions, à une machine logique et hallucinatoire, qui rapproche des segments de réalité dans un jeu de reflets, pour rassembler une image insaisissable, pur espace, hologramme qu’on imagine tel un volume multiple, réunissant des fragments disparates d’ouvrages éloignés comme un grand livre enfoui dans l’ombre des textes.

Et surtout, surtout ce qui sauve ce livre pour moi, c’est le superbe hommage à Georges Perec, édité chez P.O.L Le fait qu’en1973 Harry Mathews (espion présumé) soit entré à l’Oulipo au moment où Perec commence à rassembler ses souvenirs pour Je me souviens m’indiffère, mais il y a dans ce livre des palindromes qui méritent votre attention, un examen enrichissant de la Vie mode d’emploi.

Palindrome : groupe de mots qui peut être lu de gauche à droite ou de droite à gauche, vient du grec Palin qui signifie de nouveau et de Dromos qui signifie course.

Une métaphore du cycle éternel de la vie masquée en jeu sur les mots.

Perec publie pour la première fois son livre monde, la Vie mode d’emploi chez Paul Otchakovsky-Laurens qui publiera plus tard le premier livre de Perec, le Condottière après la mort de l’auteur. Le dernier livre publié était le premier écrit par l’auteur, une boucle littéraire qui aurait fait sourire Perec, membre éminent de l’Oulipo.

P.O.L, nid d’espions ?
Jean-Luc Bayard
P.O.L, juin 2015, 224 p., 16 €
ISBN : 978-2-8180-3676-1

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Dans le silence du vent, souffrance indienne

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Louise Erdrich a obtenu le National Book Award pour ce livre en 2013, une reconnaissance au plus haut niveau pour celle qui est le porte-parole de la nation indienne depuis maintenant trente ans.

Dans sa postface Louise Erdrich nous rappelle que : « une femme amérindienne sur trois sera violée au cours de sa vie (et ce chiffre est certainement supérieur car souvent les femmes amérindiennes ne signalent pas les viols); 86% des viols et des violences sexuelles dont sont victimes les femmes amérindiennes sont commis par des hommes non-amérindiens ; peu d’entre eux sont poursuivis en justice. »

Louise Erdrich a transformé cette réalité brutale en un grand roman sur la notion de la justice avec un adolescent pour personnage principal : Joe, treize ans, fils tardif d’un juge tribal et d’une spécialiste aux appartenances tribales. Père et fils bricolent paisiblement mais Géraldine ne rentre pas. En quelques pages tout est campé : la vie paisible dans la réserve, les personnages familiaux principaux et des notions qui nous sont étrangères comme le droit tribal dans le Manuel de droit fédéral indien. Le drame aussi : Géraldine a été sauvagement agressée et violée. Continuer la lecture

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Médée indienne et tambour magique : la cruauté poétique de Louise Erdrich

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Ce qui a dévoré nos coeurs, de Louise ErdrichLa passion interdite se paie par le sang et par la mort de ceux que l’on aime le plus, c’est-à-dire ses enfants, dans une réserve indienne d’Amérique du Nord comme dans les drames antiques.

Louise Erdrich fouaille dans son cœur et son sang, dans ses drames personnels et ses origines indiennes, elle nous offre ce roman qui nous bouscule, nous oppresse et nous retient prisonniers dans un rêve indien, cruel et envoûtant, plein de poésie et de sauvagerie.
The painted Drum, – Le tambour peint – le titre originel américain, est devenu « Ce qui a dévoré nos cœurs » pour évoquer sans doute les ravages de la passion car c’est de cela qu’il s’agit.
Le début du livre ressemble à son titre français : cette femme qui vit avec sa mère dans la campagne du New Hampshire, qui a son voisin artiste pour amant mais ne sait pas très bien où elle en est, la description du voisinage, on retiendrait presque un bâillement d’ennui.
Mais il y a les portraits des arbres, et les corbeaux doués de prescience et nous savons presque malgré nous que nous avons plongé dans un autre monde. « Le rire d’un corbeau est un son intolérablement humain. (…) Peut-être que le rire du corbeau, le grincement caverneux, paraît cynique à nos oreilles et nous rappelle la profondeur de notre humaine obscurité. » Continuer la lecture

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La fantaisie cauchemardesque de CosmoZ s’approche-t-elle du « chef d’œuvre » ?

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CosmoZ

Crédit Actes Sud

L’argument est séduisant : deux femmes, deux hommes et deux jumeaux nains sortent du chapeau de Frank Baum, le créateur du magicien d’Oz.

Sur 484 pages nous accompagnons les tribulations de Dorothy, petite fille du Kansas, côté recto et de la sorcière/ ennemie/ sœur Elfeba côté verso, voilà pour le premier couple.

Issu d’un cauchemar de l’enfant Frank Baum, l’Epouvantail Oscar Crow et Nick Chopper, golem de quincaillerie du « Baum’s Bazaar » forment le deuxième couple de cette histoire de Freaks du cirque Barnum. On ajoute les jumeaux Avram et Eizik, les Munchkin dont on ne sait jamais qui est qui et dont la pensée se mêle dans un vertige d’absence d’identité et nous avons les protagonistes principaux de cette histoire qui en compte beaucoup, puisque les créatures de papier vont traverser les horreurs du siècle en une tornade irréelle qui s’étire sur tout le livre.

Impossible de ne pas être suffoqué par la beauté des métaphores électriques qui parcourent ce livre comme autant de petits cailloux, ou plutôt de briques jaunes qui pavent le chemin sensé mener au pays d’Oz « la terre mille fois promise, à mille milliards de lieues de ce bercail honteux où le rire était comme un pain qui continue de lever douloureusement dans l’estomac, où le quotidien n’en finissait plus de flatuler sa fastidieuse ritournelle à tous les coins de rue ».

Impossible de ne pas admirer l’inclusion des poèmes de T.S. Eliot et la dextérité des changements de point de vue, de personnes,

Impossible de ne pas être fasciné par cette construction complexe qui s’élabore sous notre regard de lecteur qui sent une petite ampoule s’allumer : chef d’œuvre ???

Mais au fil de la lecture la lassitude s’installe, les héros de paille, de métal et de papier ne nous arrachent pas de larmes de sang et le regret s’installe. Le livre eût-il seulement une grosse centaine de pages de moins que la magie aurait continué d’opérer, mais l’abstraction l’a emporté sur la puissance de l’imaginaire.

Les héros se défont, perdent paille et métal, chaussures et rêves, la tornade les disperse dans le vent et il ne reste plus rien. Malgré son incroyable capacité d’invention et sa poésie qui nous gifle à tout moment, CosmoZ ne mérite pas son titre : le cosmos est plus vaste et nous n’avons pas atteint le pays d’Oz.

CosmoZ
Claro
Actes Sud, août 2010, 484 p., 23,20 €
ISBN : 978-2-7427-9319-8

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