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Creole Belle, blues et crapules de Louisiane

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Personne ne transforme le suspense en poésie comme James Lee Burke.

Comment résister à cet appel de la quatrième de couverture de Creole Belle ? C’est un épais roman publié en français aux éditions Payot-Rivages, un thriller de 620 pages dont la plupart se lisent avec passion, mélancolie et douceur, dans un état de tension qui ne connaît pas de répit.

Creole BelleL’ouragan Katrina et la pollution provoquée par l’explosion de la plateforme Deepwater dans le golfe du Mexique, le fatalisme des pauvres et l’abandon du gouvernement fédéral forment la trame objective de ce roman noir. Le reste est création littéraire, mélancolie et superbe écriture.

Ce volume fait partie du cycle des aventures de l’inspecteur Dave Robicheaux à la Nouvelle-Orléans, et au début du récit celui-ci se trouve plutôt mal en point. Il est  sujet à des hallucinations à l’hôpital où il pense qu’une jeune femme, Tee Jolie Melton, lui a rendu visite. Est-ce l’effet de la morphine ? Physiquement, cela s’arrange au fil des pages, quoique Tee Jolie ressurgisse au téléphone alors qu’elle a disparu et qu’on a retrouvé le cadavre de sa petite sœur congelé dans un bloc de glace flottant sur l’eau.

Ce n’est pas le seul mystère de ce roman noir, entre politiciens véreux et flics pourris, alcool et exécutions, combats et enquête têtue, on se retrouve dans un parfait produit de la littérature de suspense. Tous les ingrédients sont connus et utilisés à la louche : disparitions, meurtres, vengeances, traques diverses, obsessions du personnage principal, tout y est. Y compris le méchant encore pire qu’on l‘imagine et une nébuleuse menaçante. Y compris le psychopathe de service et les scènes de combat, ou bien la famille de Clete menacée d’une manière particulièrement perverse.

Nous reconnaissons bien sûr les ficelles du thriller pourtant nous nous laissons prendre très vite et le livre fonctionne à merveille : la tension de l’action dramatique malgré les faiblesses évidentes (invraisemblances et autres difficultés à nouer l’intrigue) ne se relâche pas. Quant à la puissance d’évocation de la Louisiane et la poignante nostalgie que distille le blues qui donne son titre au livre, elles vous maintiennent dans une obsédante note bleue.

Creole Belle est un hymne aux écorchés de la vie, ceux qui se défendent à leur façon contre les cauchemars de la guerre ou d’une enfance meurtrie. L’alter ego de l’inspecteur, son ami Clete Purcel, détective privé depuis qu’il a été viré de la police, essaie en vain de chasser les tourments du Viet-Nam avec de l’alcool. Sa fille Gretchen, découverte sur le tard, pourchasse les hommes qui l’ont torturée enfant pour les éliminer. Gretchen est tueuse à gage et Clete essaie à la fois de la protéger et de l’aider ; difficile quand il s’avère que la jeune femme doit honorer un contrat contre la famille de son ami Dave Robicheaux…

Comme les héros sont tristes, comme ils sont fragiles ! Ils sont nostalgiques de la Louisiane d’antan, avant le pétrole et l’ouragan Katrina, avant la dégradation de l’environnement et celle de la morale. Creole Belle est à la recherche d’un paradis perdu où le bien triompherait du mal, où les hommes ne vendraient pas la nature pour de l’argent. Combat naïf et perdu d’avance, mais il y a les somptueuses descriptions de la pluie et du soleil sur le bayou, le grincement métallique du pont qui se soulève, la vie qui s’infiltre dans les moindres recoins de cette région où l’eau et la terre ne sont pas vraiment différenciées.

Au fur et à mesure que le soleil descendait dans un banc de cumulo-nimbus, à l’ouest, le ciel, d’or et de pourpre, tournait au vert. La brise sentait la pluie déversée par les nuages venus du golfe, et l’odeur de frai montant des marais. Elle sentait les pelouses fraîchement tondues, les arroseurs frappant le ciment chaud et le charbon de bois sur un gril. Elle sentait les chrysanthèmes épanouis dans les jardins noyés d’ombre, nous disant que la saison n’était pas encore terminée, que la vie était encore une fête et qu’on ne devait pas y renoncer sous prétexte que la nuit approchait.(p.255)

La poésie s’infiltre comme l’eau dans les pages du roman, une musique lancinante et superbe, même si l’on peut s’agacer de certaines faiblesses de traduction et de fautes de langues :

Une lumière s’éteignait pour toujours dans la maison de quelqu’un et le reste d’entre nous poursuivions nos existences. Le scénario était toujours le même. Les visages des acteurs changeaient, mais le script d’origine avait sans doute été écrit au charbon, il y a bien longtemps, sur le mur d’une grotte, et je suis persuadé que, depuis, nous sommes livrés à ses exigences. (p. 538-539)

La lutte contre le mal est comme le tonneau des Danaïdes et les héros sont fatigués.

Existe-t-il un sort pire que de se sentir approuvé ? Les gens qui acceptent le monde tel qu’il est vous ont-ils jamais appris quelque chose de nouveau ? Les individus les plus courageux que j’ai rencontrés sortent de nulle part et accomplissent des actes héroïques qu’on associe généralement aux parachutistes, mais ils sont tellement banals que lorsqu’ils ont quitté la pièce, on a du mal à se rappeler leurs traits. (p. 616)

Au final, James Lee Burke a-t-il écrit un thriller ? Un roman de société ? Une ode triste à la Louisiane ? Cela n’a pas vraiment d’importance, chacun choisira sa propre grille de lecture.

Creole Belle
James Lee Burke
Traduit de l’anglais (états-unis) par Christophe MERCIER
Rivages, avril 2014, 624 p., 22 €
ISBN : 978-2743627362

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De sang froid, passions et vérité

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Je vous propose de redécouvrir un livre publié il y a cinquante ans et qui a connu une incroyable postérité, le roman-document De sang froid de l’auteur américain Truman Capote. Pourquoi ce roman ? Parce qu’il sort de l’ordinaire, que ce soit par sa qualité ou par les mystères qui l’entourent.De sang froid

Beaucoup de romans, enquêtes ou biographies, ont tenté d’imiter cet objet d’une noirceur incandescente ­– je pense par exemple à L’Adversaire d’Emmanuel Carrère – mais aucun ne l’a jamais égalé, ni par l’intensité de ce qui est relaté, ni par la force de l’investissement de son auteur. Il faut revenir sur la genèse hors normes du plus célèbre roman de l’après-guerre aux États-Unis.

En 1959, dans une toute petite communauté du Texas faisant partie de la Bible Belt, ces vastes étendues dominées par la Bible et ses différentes églises, la famille d’un riche fermier est massacrée peu avant Thanksgiving. Ce fait divers tragique fonctionne comme un déclic pour l’écrivain new-yorkais Truman Capote qui cherche depuis longtemps à tirer la quintessence du journaliste : la restitution de la réalité. Il déclarera plus tard dans une interview :

Le facteur qui a motivé ce choix de sujet – à savoir, écrire un compte rendu véridique d’une affaire criminelle réelle – était entièrement littéraire. Ma décision était fondée sur une théorie que je porte en moi depuis que j’ai commencé à écrire de façon professionnelle, ce qui fait déjà largement plus de vingt années. Il me semblait que l’on pouvait tirer du journalisme, du reportage, une forme nouvelle et sérieuse ; ce que j’appelais en mon for intérieur le roman-vérité.

Il se rend sur place, comme de nombreux journalistes, mais lui, il s’installe pendant plusieurs mois. Ce qui va se passer durant ce temps d’investigation et de maturation de son projet est aussi passionnant que le roman qui va paraître six ans après le quadruple meurtre, en novembre 1966.

Cinquante ans plus tard son œuvre n’a pas perdu de sa force, c’est un coup de poing, et le lecteur, K.O. debout, ne comprend pas ce qui lui arrive. Il connaît pourtant l’histoire, il sait que les assassins étaient de pauvres types qui ont fini pendus, et pourtant de la première à la dernière page il ne peut pas lâcher ce livre.

Le village de Holcomb est situé sur les hautes plaines à blé de l’ouest du Kansas, une région solitaire que les autres habitants du Kansas appellent « là-bas ».

Tout s’enchaîne dans cette narration où alternent les victimes qui ne savent pas qu’elles vivent leur dernier jour et leurs futurs assassins, petites frappes qui se sont rencontrées en prison. La tension dramatique, l’issue fatale, la fuite des assassins et leur traque par le KBI (le Bureau d’investigation du Kansas), le coup de chance improbable qui permet leur arrestation, les interrogatoires, tout est si visuel que le film des événements de Holcomb semblait déjà fait. Il sera d’ailleurs tourné immédiatement après, le film sortant sur les écrans en 1967.

Voilà pour l’aspect roman policier haletant. Mais il y a le roman sociologique, la description intime de cette Amérique qui semble avoir peu changé depuis un demi-siècle, avec ses personnages ancrés dans la Bible et le travail de la terre, ses marginaux perdus et leur misère affective, matérielle et sexuelle. Une Amérique pas si loin de Faulkner, une Amérique aux immenses plaines à blé peuplées de solitude, comme celle de Mrs Clutter, l’épouse dépressive du fermier :

Bien qu’elle fût abonnée à de nombreux périodiques (…), aucun de ceux-ci ne se trouvait sur sa table de chevet, seulement une bible. Un signet était placé entre les pages, un bout rigide de soie moirée sur lequel un avertissement avait été brodé : « Prends garde, veille et prie : car tu ne sais ni le jour ni l’heure. »

Grâce à son immersion totale dans la vie des habitants, le journaliste va comprendre intimement la vie de cette région si éloignée à tous points de vue de New York, pénétrer la vie de la famille Clutter, grâce  au journal de la jeune fille de la maison, Nancy, dix-sept ans, analyser les jeux de pouvoirs entre les différentes églises… Il reconstitue le crime avec une précision et une tension hallucinantes : jusqu’au bout, avant que tout ne bascule, on pense que le drame va être évité. Mais le massacre a lieu, il provoque une onde de choc dans la communauté qui reste persuadée qu’un de ses membres a armé le bras des assassins. Magnifique description du retournement de l’innocence primitive à la méfiance la plus noire :

La mort brutale et sans mobile apparent produisit chez le destinataire moyen (…) un étonnement qui se changea en consternation ; une superficielle sensation d’horreur qu’approfondirent rapidement les sources froides de la peur individuelle.

Le système judiciaire est décrit de l’intérieur (Truman Capote a assisté au procès), système qui peine à reconnaître les troubles mentaux comme circonstances atténuantes.

La règle M’Naghten ne reconnaît aucune forme de folie tant que l’accusé est capable de reconnaître la différence entre le bien et le mal, légalement, non pas moralement. (…) La règle Durham dit simplement qu’un accusé n’est pas criminellement responsable si son acte illégal est le produit d’une maladie ou d’une déficience mentale.

L’issue du procès est inéluctable, mais De sang froid ne s’arrête pas à la condamnation de Perry Smith et Dick Hickock. Truman Capote les accompagne jusqu’au bout, dans une trouble et troublante empathie, en particulier pour Perry Smith, le métis indien à l’enfance dévastée :

La vie de Perry Smith n’avait pas été un lit de roses mais un cheminement pitoyable, sinistre et solitaire vers une série de mirages.

Dans le couloir de la mort, Truman Capote décrit les autres condamnés, eux aussi atteints de troubles mentaux. Le compagnonnage va jusqu’au bout, et le mercredi 14 avril 1965, il assiste à leur pendaison. Il écrit à Alvin Dewey l’enquêteur :

Perry et Dick ont été pendus mardi dernier. J’étais là parce qu’ils me l’avaient demandé. Ce fut une épreuve atroce. Dont je ne me remettrai jamais complètement. Je vous en parlerai un jour, si vous pouvez le supporter.

Car Truman Capote est devenu l’ami de l’enquêteur vedette de son livre qui se termine par une triste envolée lyrique :

Puis, retournant chez lui, il se dirigea vers les arbres, s’engagea sous leur voûte, laissant derrière lui le ciel immense, le murmure des voix du vent dans les blés qui ployaient sous le vent.

Le roman-document paraît en novembre 1966 dans un grand show mondain et commercial d’un goût douteux mais efficace : De sang froid connaît aussitôt un extraordinaire succès (plus de huit millions d’exemplaires vendus). Ce raz-de-marée médiatique et financier fut une sorte de malédiction ; jamais plus Truman Capote n’écrira de roman ;  jamais il ne se remettra complètement de cette affaire. Après De sang froid Truman Capote n’arrivera plus à écrire une œuvre d’une telle puissance. Voyage, femmes, alcool et cocaïne, journalisme plutôt que romans. Était-ce parce que la « vérité-vraie » la compréhension de la différence entre le vrai et le réellement vrai, comme il l’a écrit, était inaccessible ? Était-ce pour une autre raison ?

Truman Capote présente Dewey comme un héros dans son histoire, que ce soit pour la tension de l’intrigue, sa construction dramatique, ou pour des raisons personnelles. Dewey lui a grandement facilité son enquête auprès de la population, méfiante vis à vis des journalistes, mais avec la caution de Dewey, les langues se sont déliées. Dewey lui a permis de rencontrer les assassins en prison, lui a ouvert les documents du KBI, y compris le journal de la jeune Nancy qui donne cet aspect tellement véridique et émouvant à la reconstitution de la vie des Clutter… Des documents confidentiels faisant partie de l’enquête. Pour finir Dewey a attesté le côté véridique du roman de l’écrivain. Les rapports d’amitié perdureront entre les deux hommes, comme le montre l’extrait de lettre au moment de la pendaison des assassins de la famille Clutter, presque cinq ans après les faits. Quand De sang froid sera adapté à l’écran, madame Dewey bénéficiera sur la recommandation de l’auteur du livre d’un poste de consultante grassement rémunéré. Il ne s’agissait sans doute pas d’un retour d’ascenseur cynique mais d’une sorte de climat très particulier autour de cette histoire hors normes par tous ses aspects.

Des documents du Kansas Bureau of Investigation sont sortis de l’oubli fin 2012 à l’occasion d’un procès et ils tendent à prouver que la vérité-vraie de Truman Capote n’était qu’une construction narrative. Il semblerait que l’auteur ait pris certains accommodements avec la vérité. Ceux-ci concernent le détective Dewey qui a mis plusieurs jours avant de vérifier les assertions du prisonnier qui a mis sur la piste des assassins, et ces cinq jours avant de retrouver l’arme du crime chez les parents de Hickock ont peut-être permis l’assassinat d’une autre famille. Circonstances similaires de massacre collectif que Truman Capote insère avec habileté dans le roman, faisant dire à Perry Il y en a qui ont fait comme nous… Façon de camoufler ce qui semble une faute professionnelle ?

Nous nous trouvons, avec De sang froid, dans une histoire gigogne : l’histoire de départ recèle une autre histoire qui mène à une autre histoire. Si vous désirez approfondir le sujet, voici quelques pistes.

Tout d’abord, après la lecture du roman, les bandes annonces des films tout aussi passionnants les uns que les autres méritent vraiment le détour; elles vous donneront envie de voir les films, j’en suis sûre.  Celle du film tiré du livre en 1967 par Richard Brooks se trouve plus haut, on trouve le film en DVD. Il faut ajouter deux films récents (2005-2006) centrés sur la personnalité de l’auteur:

Le film de Bennett Miller, Truman Capote

Celui de Douglas McGrath, Scandaleusement célèbre

Je n’ai pas encore lu la bande dessinée de Chris Samnee et Ande Parks, Capote in Kansas.

Enfin, si vous avez envie de démêler entre vérité et accommodements littéraires, les excellents articles de slate.fr et de litterature.net.

Soixante ans après sa parution, De sang froid n’a pas fini d’agiter les passions. N’est-ce pas un roman-vérité plus passionnant que le meilleur des romans policiers ?

De sang-froid
Truman Capote
traduit de l’anglais (États-Unis) par Raymond Girard
Gallimard, mars 1972, 512 p., 9,20 €
ISBN : 9782070360598

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« Une vie entière » donne un magnifique roman

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Les cicatrices sont comme les années, elles s’accumulent petit à petit, et tout ça finit par faire un être humain.

Une vie entière

Une vie entière

Les cicatrices viennent après la blessure, après les coups physiques et les coups du sort, ceux qui font chanceler l’être humain avant de faire partie de son histoire. Andreas Egger appartient au monde des obscurs, des petites gens si admirablement décrits par Flaubert dans Un Cœur simple dont la trame de départ ressemble à celle du livre de Robert Seethaler : même début de vie pour Félicité et Andreas, tous deux recueillis par un paysan qui les bat, tous deux cœurs simples sans amertume et amoureux du travail bien fait.

Il y a une longue filiation de ces descriptions de vie exemptes de romanesque, de Flaubert à Pierre Michon ou Marie-Hélène Lafon. Dans la littérature contemporaine, ces vies s’inscrivent dans l’histoire et l’évolution de la société. Chez Robert Seethaler, Le Tabac Tresniek parlait déjà des changements en Autriche pendant la seconde guerre mondiale, et le héros était un jeune garçon modeste. La comparaison avec Une vie entière s’arrête là tant l’envergure du deuxième roman surprend par son ampleur.

On suit Andreas Egger de son arrivée dans ce village de montagne au pied des Alpes au début du vingtième siècle à sa mort dans une cabane au-dessus du village presque quatre-vingts ans plus tard :

Enfant, Andreas Egger n’avait jamais crié de joie, voire crié tout court. Jusqu’à sa première année d’école, il n’avait même pas vraiment parlé. Il s’était constitué non sans peine un petit pécule de mots qu’il se disait tout haut en de rares moments et assemblait au hasard. Parler voulait dire attirer l’attention, ce qui pour le coup ne présageait rien de bon. Quand, un beau jour de l’été dix-neuf cent deux, on l’avait hissé hors de la voiture qui l’amenait d’une ville située au-delà des montagnes, le petit garçon était resté coi, levant de grands yeux étonnés sur les cimes d’un blanc irisé. Il pouvait avoir environ quatre ans alors, peut-être un peu moins, ou un peu plus. Personne ne le savait exactement, personne n’en avait cure, et c’était bien le cadet des soucis du fermier Hubert Kranzstocker qui réceptionna le petit Egger à contre-cœur (…).

Durant cette existence difficile si admirablement décrite, on suit l’évolution de la vie dans les Alpes Autrichiennes : l’installation des téléphériques, le nazisme, la guerre, la transformation de l’agriculture de montagne en activité touristique… D’autres encore comme l’arrivée de l’électricité, de la télévision, le spectacle des hommes qui marchent sur la lune…

La population du village avait triplé depuis la guerre et le nombre de lits presque décuplé, ce qui amena la commune à entreprendre, outre la construction d’un centre de vacances, avec piscine couverte et jardin thermal, l’agrandissement du bâtiment scolaire qui s’imposait depuis longtemps.

Robert Seethaler parle également d’un épisode habituellement passé sous silence, à savoir le fait que des soldats allemands sont restés prisonniers en U.R.S.S. jusqu’en 1951.

Egger, rendu boiteux à la suite des sévices du paysan Kranzstocker, possède une grande force physique et ne connaît pas le vertige ; il participe à l’installation puis à l’entretien des pylônes des téléphériques. Dans la dernière partie de sa vie il deviendra guide de montagne pour les touristes.

Manifestement, les gens venaient chercher dans les montagnes quelque chose qu’ils croyaient avoir perdu ils ne savaient quand, longtemps auparavant. Il ne comprit jamais de quoi il s’agissait exactement, mais, les années passant, il acquit la certitude qu’au fond ce n’était pas lui que les touristes suivaient de leur pas mal assuré, mais quelque insatiable nostalgie inconnue.

Cette nostalgie n’envahit pas que les touristes. Elle submerge le lecteur, ébloui par l’extraordinaire et spectaculaire demande en mariage de Egger à Marie la servante de l’auberge, et bouleversé par la fin tragique de l’éclaircie dans la vie d’Andreas Egger. Car on s’attache très vite à ce taiseux, comme on s’était attaché par exemple au Joseph de Marie-Hélène Lafon, même si les deux livres se situent aux antipodes l’un de l’autre tant le style de leur auteur respectif est différent.

La vie fracassée dès le départ du petit Andreas, cette vie d’orphelin vouée à l’exploitation, nous bouleverse pour d’autres raisons que cette version moderne des Misérables. Parce qu’elle est universelle. Parce que, au-delà du cas particulier du petit autrichien du début du vingtième siècle, c’est notre propre vie que nous apercevons en filigrane, cette vie qui nous échappe au milieu des évolutions technologiques qui vont de plus en plus vite.

Comme tous les êtres humains, il avait, lui aussi, nourri en son for intérieur, pendant sa vie, des idées et des rêves. Il en avait assouvi certains, d’autres lui avaient été offerts. Beaucoup de choses étaient restées inaccessibles ou lui avaient été arrachées à peine obtenues. Mais il était toujours là. Et dans les jours qui suivaient la première fonte des neiges, quand il traversait le matin le pré humide de rosée devant sa cabane et s’étendait sur une des dalles rocheuses qui le parsemaient, avec dans son dos la fraîcheur de la pierre et sur le visage les premiers chauds rayons de soleil, il avait l’impression qu’il ne s’en était tout de même pas si mal tiré.

Lisez cette Vie entière, avec émotion, avec respect, et admiration.

Une vie entière
Robert Seethaler
traduit de l’allemand (Autriche) par Élisabeth Landes
Sabine Wespieser, octobre 2015, 160 p., 18,00 €
ISBN : 978-2-84805-194-9

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Naissance d’un père et tempête de souvenirs

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Naissance d'un pèreNaissance d’un père de Laurent Bénégui vient interrompre la succession de livres drolatiques à l’activité effrénée où un personnage apparemment normal se trouve confronté à des situations invraisemblables qui suscitent l’hilarité du lecteur. Jusque-là le héros d’un roman de Bénégui s’exprimait à la première personne, et ce « je » pourtant opérait une mise à distance du lecteur, comme l’impression de se trouver au cinéma en train de regarder le héros se dépatouiller avec la pagaille qu’il a suscité. Avec Naissance d’un père, c’est tout l’inverse. Le héros de l’histoire est mis à distance du narrateur et pourtant ce « il » est terriblement intime, renvoie le lecteur à sa propre histoire, supprime la distance.

Naissance d’un père, livre oxymore universel.

Le titre en lui-même est un superbe oxymore qui nous éclaire sur le contenu du livre. On donne naissance à un enfant, bien sûr, mais qui s’est intéressé à la façon dont on devient père ? C’est bien une façon de naître, puisque c’est un nouvel individu qui apparaît avec l’irruption d’un enfant dans sa vie.

L’argument de départ est simple : Romain, chauffeur de taxi, partage la vie de Louise, violoncelliste dans un orchestre qui va bientôt accoucher d’une petite fille. Mais nous sommes chez Bénégui, et cela ne peut bien sûr pas rester longtemps paisible. Les heureux futurs parents ont une histoire compliquée bien actuelle. Tout d’abord le bébé était déjà conçu lorsque Louise a rencontré Romain par l’intermédiaire de sa meilleure amie, harpiste dans l’orchestre et sœur de Romain. Demi-sœur plus exactement, et c’est important : le père de Romain, grand mathématicien, a eu trois enfants avec trois femmes différentes avant de disparaître dans la nature. Maya, Romain et Shirley Longueville n’ont pas eu de père, mais l’absent hante leur vie. Les deux jeunes femmes passent d’une aventure insatisfaisante à une autre, et leur frère, ancien grand sportif qui a abandonné la compétition après un accident semble tout aussi fragile. Demi-famille, enfants instables. Au fond un miroir de notre société.

Louise avant sa rencontre avec Romain semblait tout aussi perdue, elle aussi passait d’une aventure à l’autre, sans se protéger parce qu’elle pensait ne pas pouvoir avoir d’enfant suite à trois avortements. Fragilités diverses et au milieu de tout cela, la grossesse de Louise. Romain est resté parce qu’il aime Louise, mais cet enfant qui a poussé dans son ventre c’est autre chose… Louise pense que c’est difficile parce qu’il n’est pas le géniteur, Romain a peur de se sauver comme son père l’a fait.

Ainsi, ligne après ligne, sur les feuilles où Louise consignait ses idées, les Chloé, Éva, Emma, Léone, Alessia, Gabrielle, Paloma ou Clara avaient défilé, lui chuchotant tour à tour qu’il n’était pas leur père. Et aucun prénom ne lui avait épargné ce refrain.

Arrive une  énorme tempête qui va tout bousculer : Louise se retrouve en salle de travail avec une autre parturiente, Sandrine Brunoy ; après bien des péripéties Romain se retrouve seul avec les deux femmes qu’il va devoir aider à mettre au monde leur enfant respectif.

Il découvrit Louise, de dos, sur la table de travail, allongée sur le flanc, repliée sur son ventre douloureux, expirant à petites bouffées rapides. Des câbles électriques émergeaient sous l’étoffe bleue, reliés à l’imprimante sur laquelle l’aiguille traçait une courbe dont la pente allait croissante.

— Louise, ça va? se rua-t-il en lui attrapant le bras.

La femme se retourna et révéla son regard, brouillé par la souffrance et la surprise, ses traits crispés entre les mèches brunes collées par la sueur. Ce n’était pas Louise.

Alessia naît la première, la fille de Louise va bien. Inès arrive ensuite, et là c’est différent.

Le reste, vous le découvrirez dans ce beau roman initiatique. Bien sûr il y a des scories comme les scènes de sexe stéréotypées ou des phrases trop hâtivement écrites qui frisent le cliché, mais le reste est plein de sincérité, de pudeur et de justesse dans les sentiments humains. Tous les hommes se reconnaîtront dans cette difficulté à se sentir père, à appréhender tout ce que ce ventre qui s’arrondit va bouleverser dans leur vie, le fait de passer après, de gravir un échelon dans leur existence. Toutes les femmes se reconnaîtront dans cette espèce de flottement, de déception face à leur compagnon qui n’adhère pas comme elles le désireraient à cet incroyable bouleversement de leur existence.

On rit parfois, comme le moment où Louise, au milieu du déluge, dit « J’ai perdu les eaux », du Bénégui pur jus… Mais on est le plus souvent bouleversé par la finesse et l’exactitude de l’analyse des désarrois humains. Pour ma part, pour des raisons d’histoire familiale, je n’ai pas ri longtemps. Donner la vie, c’est parfois donner la souffrance puis la mort, et rien ne prépare les futurs parents à cela. Mon mari, quant à lui, après avoir beaucoup ri à des moments qui me semblaient étonnants et typiquement masculins, après avoir revécu de l’intérieur ses angoisses lors des grossesses de sa femme, a pleuré face à ce qui nous ramenait à notre drame personnel. Monsieur Bénégui, ce livre est très différent de ce que vous écrivez d’habitude. J’ai aimé vos livres précédents mais celui-ci m’a touchée profondément. Ce que vous offrez à vos lecteur, c’est un moment de leur vie.

Vous êtes préparées à donner la vie, poursuivit le docteur Mauduis. On vous le répète depuis que vous êtes petites et le jour où vous avez vos règles, on vous explique que ça y est, vous êtes devenues des femmes puisque vous pouvez devenir mères… Alors que la société conforte vos homologues masculins dans l’idée que leur participation au processus est assez accessoire et plutôt brève. Croyez-moi, j’ai vu un paquet de types qui n’ont réalisé ce qui leur arrivait qu’en posant un pied dans cette salle. (…) Au fond, les hommes ont aussi quelque chose à faire naître ce jour-là. conclut-il en se redressant.

Naissance d’un père, livre oxymore universel, est-il écrit plus haut. Une femme transmet la vie à son enfant mais son compagnon ne connaît pas la transformation intime de la mère, cet échange entre l’enfant qui grandit et la prépare à son rôle. Un homme naît à la paternité plus tard, il doit apprendre son rôle et devenir ce qu’il doit être. Il doit grandir d’un coup s’il est encore « adulescent », il sait que cette vie fragile qui vient bousculer sa vie l’occupera jusqu’à sa mort à moins d’une fuite devant ses responsabilités. Le personnage de Romain, pris dans ses contradictions et son dilemme, va grandir grâce à une tragédie qui ne le concerne pas.

L’oxymore du titre résume une contradiction fondamentale : donner la vie et perdre ce que la sienne avait de fermé sur elle-même.

Alors, me direz-vous, est-ce du Bénégui, ce médicament contre la morosité ambiante ? Bien sûr, parce qu’on ne se débarrasse pas facilement de ce qui fait votre marque de fabrique : le torrent d’images (Alessia ne pouvait naître qu’au cœur d’une tempête), de situations à la fois cocasses et surréalistes, de jeux de mots un peu salaces, mais à doses beaucoup moins importantes que dans les romans précédents. Ce qu’on a perdu en éclats de rire on l’a gagné en émotions et en retour sur sa propre vie, je ne pense pas que l’on soit perdant.

Naissance d’un père
Laurent Bénégui
Julliard, février 2016, 238 p., 18 €
ISBN : 978-2-260-02222-0

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P.O.L nid d’espions, la CIA chez les écrivains français ?

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polSi pour vous un roman est comme une maison dont vous parcourez les pièces, attentif à construction, à l’harmonie de la structure de l’œuvre plus qu’à la musicalité du texte, je connais le livre qui vous convient : P.O.L nid d’espions de Jean-Luc Bayard publié aux éditions P.O.L, ce qui devrait vous alerter.

L’auteur construit son livre (enquête ? intuition ? pastiche de roman d’espionnage ?) autour d’un fait : il lit pendant ses vacances deux livres très minces publiés tous les deux aux éditions P.O.L au même moment : le Consul d’Islande, d’Emmanuel Hocquard, et Sainte-Catherine, de Harry Mathews. Il ressent un certain trouble à la lecture de ces deux livres : ils recèlent, malgré leur brièveté, quatorze phrases (exactement) parfaitement identiques. Bizarre… Ce n’est que le début d’un ensemble de signes qui confortent l’auteur dans son hypothèse : les auteurs utilisent leurs livres pour correspondre parce que ce sont des espions.

Les éditions P.O.L sont-elles un nid d’espions ? Quelques années plus tard Harry Mathews publie Ma Vie dans la CIA , donnant ainsi du corps au soupçon de départ. Jean-Luc Bayard envoie ce qu’il a trouvé à la maison d’édition P.O.L qui le publie sur son site sous le titre P.O.L nid d’espions.

Est-ce un aveu ? Un soupçon ? Une dérision à peine voilée ? Une malice de la part de Paul Otchakovsky-Laurens ? L’auteur s’emballe, lit les livres du catalogue des éditions P.O.L publiés en 2000, trouve des points communs dans certains d’entre eux. Ses trouvailles textuelles virent à l’obsession, on sait que tout devient signe à celui qui a une grille de lecture quasi obsessionnelle. Il doit s’en rendre compte et se moque parfois de lui :

 L’Oulipo n’a jamais officialisé le recrutement de Stendhal parmi ses membres. Or la publication de Vingt lignes par jour, en 1994, permet d’entériner le processus d’adhésion par anticipation engagé avec « 53 jours », paru à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de La Chartreuse de Parme.

Personnellement je ne suis pas entrée dans cette investigation, même si certains faits sont avérés et que Alain Guérin, journaliste d’investigation à l’Humanité, était véritablement un agent de la CIA. L’écriture plate, factuelle, comme un rapport de filature d’agents de police, n’a rien de séduisant. L’accumulation de « preuves » non plus. Non, ce qui m’a intéressée est ailleurs, dans cette théorie de la lecture en filigrane, qui fait de chaque livre l’élément d’un édifice commun : un livre conduit le lecteur à un autre qui va le conduire à un autre, etc. Comment ne pas partager cette vision de la lecture ? Le lecteur se construit lui aussi comme une maison, autour des briques livres : certains forment ossature, d’autres ne sont qu’ornement interchangeables. Entrez dans la maison littérature, l’immense maison de mots qui se répondent en écho à travers les siècles.

Rien ne vous oblige à suivre Jean-Luc Bayard dans son enquête, j’avoue avoir sauté nombre de paragraphes qui m’ennuyaient profondément : trop de détails sur des phrases sans relief. J’aime l’Histoire et les histoires, pas les recherches tatillonnes sur telle ou telle phrase pour démontrer que Mathews était un agent de la CIA ; cela ne m’empêche pas de dormir, la recherche de Bayard, chevalier de la littérature moderne aurait même tendance à m’aider à trouver le sommeil. Mais il y a dans ce livre des analyses subtiles d’auteurs qui comptent pour moi, Roussel par exemple :

La machine décrite par Roussel est une machine musicale. Quel air est-elle destinée à jouer ? quelle mélodie inaudible pour nous, apte à rien, sinon, peut-être, à nous endormir ? on pense aussi à une incroyable horlogerie : pour indiquer l’heure de quel événement ? on pense à un engrenage de visions, à une machine logique et hallucinatoire, qui rapproche des segments de réalité dans un jeu de reflets, pour rassembler une image insaisissable, pur espace, hologramme qu’on imagine tel un volume multiple, réunissant des fragments disparates d’ouvrages éloignés comme un grand livre enfoui dans l’ombre des textes.

Et surtout, surtout ce qui sauve ce livre pour moi, c’est le superbe hommage à Georges Perec, édité chez P.O.L Le fait qu’en1973 Harry Mathews (espion présumé) soit entré à l’Oulipo au moment où Perec commence à rassembler ses souvenirs pour Je me souviens m’indiffère, mais il y a dans ce livre des palindromes qui méritent votre attention, un examen enrichissant de la Vie mode d’emploi.

Palindrome : groupe de mots qui peut être lu de gauche à droite ou de droite à gauche, vient du grec Palin qui signifie de nouveau et de Dromos qui signifie course.

Une métaphore du cycle éternel de la vie masquée en jeu sur les mots.

Perec publie pour la première fois son livre monde, la Vie mode d’emploi chez Paul Otchakovsky-Laurens qui publiera plus tard le premier livre de Perec, le Condottière après la mort de l’auteur. Le dernier livre publié était le premier écrit par l’auteur, une boucle littéraire qui aurait fait sourire Perec, membre éminent de l’Oulipo.

P.O.L, nid d’espions ?
Jean-Luc Bayard
P.O.L, juin 2015, 224 p., 16 €
ISBN : 978-2-8180-3676-1

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