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Rien ne s’oppose à la nuit, nostalgie et interrogations

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Rien ne s'oppose à la nuit« J’ai mis longtemps à me considérer comme écrivain », disait Delphine de Vigan dans un entretien radiophonique. Je n’avais pas vraiment compris pourquoi elle disait cela, n’ayant rien lu d’elle, même pas son best-seller Rien ne s’oppose à la nuit. Celui-ci cumulait de gros handicaps dans la grille de mon intransigeance : un auteur appartenant au milieu médiatique parisien, une histoire autobiographique et le gros succès public suite au matraquage publicitaire de la machinerie éditoriale.

J’aime la littérature éloignée du cirque moutonnier, les auteurs qui chuchotent leurs mots nécessaires, les éclats noirs qui déchirent l’âme ou secouent les certitudes loin du produit frais vite périmé, les anciens obsédants à la musique neuve. Autant dire que je n’ai pas lu ce livre malgré la musique de son titre à la Scott Fitzgerald, Rien ne s’oppose à la nuit.

J’ai eu tort et raison à la fois.

La mère de l’auteur, atteinte d’un cancer, s’est donné la mort. Delphine de Vigan entend retracer la vie de celle-ci, façon de faire son deuil bien sûr, mais l’entreprise se révèle à la fois difficile et ambiguë : comment restituer une vie sans recréer son entourage ? Où arrêter la description, retenir le détail de trop, intrusif et malsain ? Je me suis laissée prendre par cette famille hors normes, avec son grand-père écrasant et complexe, cette famille nombreuse pleine de talents, d’originalité, de drames et de suicides, dont celui de la mère de l’auteur, héroïne de ce livre. Cette femme si belle qui se trouve sur la photo de couverture, blonde et fragile, regard lointain, photo volée au passé familial, photo gênante peut-être… Exhibitionnisme ? Amour filial ? Comment démêler les sentiments équivoques de la fille décrivant par le menu la vie de la mère ? Partout Delphine de Vigan exprime ses doutes sur la validité de son entreprise :

Ai-je le droit d’écrire que ma mère et ses frères et sœurs ont tous été, à un moment ou un autre de leur vie (ou toute leur vie), blessés, abîmés, en déséquilibre, qu’ils ont tous connu, à un moment ou un autre de leur vie (ou toute leur vie), un grand mal de vivre, et qu’ils ont porté leur enfance, leur histoire, leurs parents, leur famille, comme une empreinte au fer rouge ? (…)

Je ne sais pas. (p.180)

Elle ne sait pas, et pourtant elle écrit, fouille, donne des détails parfois dérangeants, faisant fi de la douleur possible de ceux qui restent. Cette famille attire le lecteur qui oublie par moments que Delphine parle de ses proches, elle est si romanesque avec ses personnages tous plus originaux les uns que les autres ! De plus, ils semblent dépourvus du quotidien aride qui compose les existences ordinaires. Il est écrit roman sur la page de couverture, et cette  façon de combler les vides ressemble parfois à un aveu d’impuissance  :

Je perçois chaque jour qui passe combien il m’est difficile d’écrire ma mère, de la cerner par les mots, combien sa voix me manque. Lucile nous a très peu parlé de son enfance. Elle ne racontait pas. Aujourd’hui, je me dis que c’était sa manière d’échapper à la mythologie, de refuser la part de fabulation et de reconstruction narrative qu’abritent toutes les familles. (…)

Ce qui me manque au fond, c’est son point de vue à elle, les mots qu’elle eût choisis, l’ordre d’importance qu’elle eût attribué aux faits, les détails qui lui eussent appartenu. (…) Je recompose, certes, je comble les creux, j’arrange à ma manière. Je m’éloigne un peu plus de Lucile en voulant l’approcher. (p.151-152)

Les pages concernant ce passé recomposé ne sont pas forcément les plus réussies, contrairement aux souvenirs personnels de la narratrice, empreints de liberté et d’abandon :

Lucile partait tôt le matin et rentrait tard le soir, nous traînions du côté des tirettes à un franc, nous jouions aux billes sur les allées de goudron rose, nous écoutions Dave et Ringo sur des mange-disques, nous coupions les cheveux des poupées. Entre la sortie de l’école et l’heure du retour de Lucile se déployait un temps où l’enfance était reine, un temps vagabond que suffisait à combler la dégustation d’un roudoudou, un temps qui filait entre nos doigts poisseux et semblait n’avoir aucune limite.(p.199)

Très vite surviennent la douleur et la déstabilisation. La très belle Lucile souffrait-elle de troubles bipolaires comme le suppose sa fille ? Les abus sexuels de la part de son propre père étaient-ils à l’origine de cette souffrance ? Rien de prouvé, nous sommes dans le ressenti, pas dans la description clinique. Celle-ci se trouve p.322-323, avec la peinture de Sainte-Anne où Lucile a été hospitalisée :

Ici, des femmes et des hommes se traînaient dans des couloirs surchauffés, passaient des journées entières devant un téléviseur mal réglé, se balançaient sur des chaises ou se réfugiaient sous des couvertures qui n’avaient pas grand-chose à envier à celles des prisons. Certains étaient là depuis des années, sans perspective d’un ailleurs, parce qu’ils constituaient un danger pour eux-mêmes et pour les autres, parce qu’il n’y avait pas d’autre endroit où les mettre, parce que leur famille avait renoncé depuis longtemps. Au retour de ces visites, hantée par ces atmosphères, j’écrivais les portes refermées derrière moi, les trousseaux de clés qui tintent, les malades qui errent dans les couloirs, le bruit des transistors, (…) ces corps mécaniques, désarticulés, ces chairs amollies par l’inactivité et l’ennui, ces regards fixes, ces pas traînants, ces êtres que rien ne semblait pouvoir sortir de là et que les médicaments empêchaient de hurler.

Somptueux et hallucinatoire, les talents d’écriture de Delphine de Vigan ne sont pas contestables. Au final, ce livre plein de souvenirs, de projections et de douleurs est-il une œuvre de fiction ou une mise en scène de l’écrivain en désarroi ? Difficile de se prononcer, mais laissez-vous submerger si ce n’est déjà fait par cette famille au bord de la folie, laissez-vous noyer dans la mélancolie : rien ne s’oppose à l’écriture quand la nuit ressuscite ses fantômes.

 

Rien ne s’oppose à la nuit
Delphine de Vigan
JC Lattès, août 2011, 440 p., 20 €
ISBN : 9782709635790

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« Comme neige », jeu jubilatoire sur la littérature

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Comme neigeComme neige : On dit « blanc comme neige », et le livre renvoie à un mystérieux roman intitulé Neige noire. On dit aussi « fondre comme neige au soleil », et c’est ce qui arrive aux certitudes de Constantin Caillaud. Il faut

Accepter l’irrésolu comme une possibilité de l’existence,

admit Constantin après la disparition mystérieuse d’un de ses amis, disparition qui lui laissa le champ libre auprès de Suzanne.

Constantin Caillaud, comptable dans une imprimerie, marié depuis vingt ans à Suzanne documentaliste dans un établissement scolaire et amant d’Hélène attachée de presse, passe un week-end calamiteux avec sa femme jusqu’à ce qu’il trouve dans le stock d’invendus soldés de la librairie du village Neige noire, un roman d’Émilien Petit. Constantin a tout lu d’Émilien Petit dont les livres se répondent comme autant de chapitres dans le désordre constituant in fine un livre unique, pourtant il n’a jamais entendu parler de ce roman. Mais le livre disparaît. Impossible de le retrouver. A-t-il jamais existé ? L’éditeur n’en a jamais entendu parler et l’auteur supposé s’est immergé dans l’oubli, tel un Salinger français. La quête de Constantin commence, truffée de personnes peuplant le monde de l’édition parisien, dont auteurs et éditeurs réels sont convoqués dans ce jeu oscillant sans cesse entre réalité et fiction.

L’auteur de Neige noire a-t-il voulu effacer son livre ? Est-ce un hapax, c’est-à-dire un objet littéraire unique, comme le suggère l’écrivain Olivier Rolin ? Ce dernier conseille également à Constantin de lire ou relire Le jardin aux sentiers qui bifurquent de Borges…

Mise en abîme, livre dans le livre, palimpseste fou, jeux de miroirs, tout y passe :

Marc inventait, reconstruisait sans cesse son mensonge, pour l’étoffer, le faire vivre – ne pas l’oublier, en somme. Sa peur d’être découvert se transformait en une angoisse dévorante qui lui valait de terribles insomnies. Sa perception du réel en souffrait, sa vie et son mensonge ne faisaient plus qu’un. (…) pouvait-il y avoir une sincérité dans la fiction ? Pouvait-il prétendre exister véritablement dans un réel qu’il avait construit de toutes pièces ?

Vous l’aurez compris, ce pauvre Constantin Caillaud n’a pas le profil du vainqueur dans ce jeu littéraire, mais le lecteur, lui, aura passé un moment jubilatoire et réfléchi aux effets de miroir déformants de la littérature. Miroirs ? Comme celui que Stendhal promenait le long du chemin ? Comme les éditions du Miroir où sont publiées les œuvres d’Émilien Petit ?

Au fait, Constantin Caillaud, initiales C.C. : copies carbone d’un autre âge et copies conformes. Constantin est la copie conforme d’Émilien Petit, son double noirci par le papier carbone sur une machine à écrire. Constantin comptable dans une imprimerie, Constantin publié aux éditions du Miroir reflète Émilien : cette danse constante sur le fil de la fiction et des mensonges de la littérature donne parfois le vertige !

L’auteure a réussi un livre réjouissant, borgésien, matois comme un chat qui jouerait avec une souris, où l’implication de personnes réelles du monde de l’édition (critiques littéraires, auteurs reconnus) ajoute un sel supplémentaire. Cette Colombe n’est pas blanche comme neige, mais vous allez beaucoup vous amuser si vous aimez la littérature à la lecture de Comme neige.

Comme neige
Colombe Boncenne
Buchet/Chastel, janvier 2016, 120 p., 11 €
ISBN : 978-2-283-02939-8

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À toute berzingue, duel dans l’outback australien

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a-toute-berzingue_C’est un livre taillé à coups de hache que je vous propose aujourd’hui, pas le temps de fignoler, l’assassin est aux trousses de Shaw le paysagiste et de Katie la photographe. La créature a volé la grosse 4/4 de la jeune fille et poursuit ses proies qui se trouvent dans une petite voiture citadine vraiment pas destinée à affronter la piste des déserts. Nous sommes en Australie et l’auteur est Kenneth Cook, bien sûr…

Piste d’Obiri. Danger. D’ici à Obiri, la chaleur, les sables mouvants et autres dangers rendent la traversée extrêmement périlleuse. En cas de panne, n’abandonnez jamais votre voiture.

Rien à voir avec ses drôlissimes nouvelles, pourtant, une fois de plus, le bush australien tient la vedette de ce « page turner » à l’américaine, un de ces livres addictifs dont vous ne pouvez pas vous défaire avant le dénouement. À toute berzingue illustre parfaitement le concept : pas de psychologie, de l’action, uniquement de l’action dans une tension extrême. La fuite éperdue dans l’outback australien de deux jeunes citadins devant un tueur monstrueux mal identifié, dont seule l’odeur est véritablement décrite (un mélange de pourriture et de mort) se lit d’une traite.

Dans sa préface, Douglas Kennedy fait le parallèle entre le roman À toute berzingue et le premier film de Spielberg Duel, où un chauffeur de camion dont nous ne voyons jamais le visage poursuit un voyageur de commerce pour le tuer. La similitude est troublante, et au départ Kenneth Cook avait écrit un scénario qui n’avait pas trouvé preneur, l’avait transformé en roman avant de l’oublier dans un tiroir. Des années après sa mort sa fille retrouve le roman dactylographié et une photocopie de celui-ci atterrit chez la traductrice française Mireille Vignol. Émotion…

L’essence du roman se trouve ici, dans cet affrontement entre une créature monstrueuse que l’on hésite à qualifier d’homme, lancée dans une traque sans merci contre deux jeunes gens qui ne connaissent pas les pièges qui les attendent. Quant au lecteur, il découvre s’il ne connaît pas l’Australie, la grandeur et la sauvagerie des immenses espaces vides.

À l’ouest, le lac plat du désert se fractura un océan de sable. De longues et hautes vagues, dont les crêtes scintillaient au clair de lune, s’étiraient à l’infini, en lignes parallèles. Toujours en mouvement mais ne se brisant jamais, elles progressaient imperceptiblement dans le lac des plaines. Les dunes évoquaient une houle formée par la tempête aux premiers jours du désert, puis pétrifiée par un étrange phénomène d’art cosmique. (p.118)

Quelle est la place de l’homme moderne dans ce paysage de début du monde ? Quelle est la place des deux héros dans un tel environnement ?

Shaw et Katie avancèrent, leurs corps se touchant parfois, prenant appui l’un sur l’autre, dans la galerie de peintures rupestres. Elles représentaient des hommes, des poissons, diverses formes de bêtes. Des mains fantasmagoriques, jaunes et blanches – empreintes au pochoir d’anciens artistes – papillonnaient, épinglées autour des formes animales.

Shaw et Katie poursuivirent en silence. Une impression d’indifférence, plus que d’hostilité, se dégageait de cet endroit. Les peintures semblaient leur dire : Vous n’avez rien en commun avec nous, nous sommes les habitants, vous êtes des étrangers sans importance, vous n’êtes pas à votre place, vous ne faites que passer. (p.206)

Plus loin, il leur semble reconnaître l’homme à la hache dans une peinture rupestre, comme si les temps immémoriaux se vengeaient de l’intrusion du monde moderne.

C’est un livre qui me semble destiné plus particulièrement à un public masculin porté sur la voiture et les films d’actions, même si la tension qui s’exerce dès les premières pages peut vraiment saisir n’importe qui.

À toute berzingue
Kenneth Cook
Traduit de l’anglais (Australie) par Mireille Vignol, préface de Douglas Kennedy
Autrement, février 2016, 230 p., 18,50 €
ISBN : 978-2746743076

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Creole Belle, blues et crapules de Louisiane

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Personne ne transforme le suspense en poésie comme James Lee Burke.

Comment résister à cet appel de la quatrième de couverture de Creole Belle ? C’est un épais roman publié en français aux éditions Payot-Rivages, un thriller de 620 pages dont la plupart se lisent avec passion, mélancolie et douceur, dans un état de tension qui ne connaît pas de répit.

Creole BelleL’ouragan Katrina et la pollution provoquée par l’explosion de la plateforme Deepwater dans le golfe du Mexique, le fatalisme des pauvres et l’abandon du gouvernement fédéral forment la trame objective de ce roman noir. Le reste est création littéraire, mélancolie et superbe écriture.

Ce volume fait partie du cycle des aventures de l’inspecteur Dave Robicheaux à la Nouvelle-Orléans, et au début du récit celui-ci se trouve plutôt mal en point. Il est  sujet à des hallucinations à l’hôpital où il pense qu’une jeune femme, Tee Jolie Melton, lui a rendu visite. Est-ce l’effet de la morphine ? Physiquement, cela s’arrange au fil des pages, quoique Tee Jolie ressurgisse au téléphone alors qu’elle a disparu et qu’on a retrouvé le cadavre de sa petite sœur congelé dans un bloc de glace flottant sur l’eau.

Ce n’est pas le seul mystère de ce roman noir, entre politiciens véreux et flics pourris, alcool et exécutions, combats et enquête têtue, on se retrouve dans un parfait produit de la littérature de suspense. Tous les ingrédients sont connus et utilisés à la louche : disparitions, meurtres, vengeances, traques diverses, obsessions du personnage principal, tout y est. Y compris le méchant encore pire qu’on l‘imagine et une nébuleuse menaçante. Y compris le psychopathe de service et les scènes de combat, ou bien la famille de Clete menacée d’une manière particulièrement perverse.

Nous reconnaissons bien sûr les ficelles du thriller pourtant nous nous laissons prendre très vite et le livre fonctionne à merveille : la tension de l’action dramatique malgré les faiblesses évidentes (invraisemblances et autres difficultés à nouer l’intrigue) ne se relâche pas. Quant à la puissance d’évocation de la Louisiane et la poignante nostalgie que distille le blues qui donne son titre au livre, elles vous maintiennent dans une obsédante note bleue.

Creole Belle est un hymne aux écorchés de la vie, ceux qui se défendent à leur façon contre les cauchemars de la guerre ou d’une enfance meurtrie. L’alter ego de l’inspecteur, son ami Clete Purcel, détective privé depuis qu’il a été viré de la police, essaie en vain de chasser les tourments du Viet-Nam avec de l’alcool. Sa fille Gretchen, découverte sur le tard, pourchasse les hommes qui l’ont torturée enfant pour les éliminer. Gretchen est tueuse à gage et Clete essaie à la fois de la protéger et de l’aider ; difficile quand il s’avère que la jeune femme doit honorer un contrat contre la famille de son ami Dave Robicheaux…

Comme les héros sont tristes, comme ils sont fragiles ! Ils sont nostalgiques de la Louisiane d’antan, avant le pétrole et l’ouragan Katrina, avant la dégradation de l’environnement et celle de la morale. Creole Belle est à la recherche d’un paradis perdu où le bien triompherait du mal, où les hommes ne vendraient pas la nature pour de l’argent. Combat naïf et perdu d’avance, mais il y a les somptueuses descriptions de la pluie et du soleil sur le bayou, le grincement métallique du pont qui se soulève, la vie qui s’infiltre dans les moindres recoins de cette région où l’eau et la terre ne sont pas vraiment différenciées.

Au fur et à mesure que le soleil descendait dans un banc de cumulo-nimbus, à l’ouest, le ciel, d’or et de pourpre, tournait au vert. La brise sentait la pluie déversée par les nuages venus du golfe, et l’odeur de frai montant des marais. Elle sentait les pelouses fraîchement tondues, les arroseurs frappant le ciment chaud et le charbon de bois sur un gril. Elle sentait les chrysanthèmes épanouis dans les jardins noyés d’ombre, nous disant que la saison n’était pas encore terminée, que la vie était encore une fête et qu’on ne devait pas y renoncer sous prétexte que la nuit approchait.(p.255)

La poésie s’infiltre comme l’eau dans les pages du roman, une musique lancinante et superbe, même si l’on peut s’agacer de certaines faiblesses de traduction et de fautes de langues :

Une lumière s’éteignait pour toujours dans la maison de quelqu’un et le reste d’entre nous poursuivions nos existences. Le scénario était toujours le même. Les visages des acteurs changeaient, mais le script d’origine avait sans doute été écrit au charbon, il y a bien longtemps, sur le mur d’une grotte, et je suis persuadé que, depuis, nous sommes livrés à ses exigences. (p. 538-539)

La lutte contre le mal est comme le tonneau des Danaïdes et les héros sont fatigués.

Existe-t-il un sort pire que de se sentir approuvé ? Les gens qui acceptent le monde tel qu’il est vous ont-ils jamais appris quelque chose de nouveau ? Les individus les plus courageux que j’ai rencontrés sortent de nulle part et accomplissent des actes héroïques qu’on associe généralement aux parachutistes, mais ils sont tellement banals que lorsqu’ils ont quitté la pièce, on a du mal à se rappeler leurs traits. (p. 616)

Au final, James Lee Burke a-t-il écrit un thriller ? Un roman de société ? Une ode triste à la Louisiane ? Cela n’a pas vraiment d’importance, chacun choisira sa propre grille de lecture.

Creole Belle
James Lee Burke
Traduit de l’anglais (états-unis) par Christophe MERCIER
Rivages, avril 2014, 624 p., 22 €
ISBN : 978-2743627362

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De sang froid, passions et vérité

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Je vous propose de redécouvrir un livre publié il y a cinquante ans et qui a connu une incroyable postérité, le roman-document De sang froid de l’auteur américain Truman Capote. Pourquoi ce roman ? Parce qu’il sort de l’ordinaire, que ce soit par sa qualité ou par les mystères qui l’entourent.De sang froid

Beaucoup de romans, enquêtes ou biographies, ont tenté d’imiter cet objet d’une noirceur incandescente ­– je pense par exemple à L’Adversaire d’Emmanuel Carrère – mais aucun ne l’a jamais égalé, ni par l’intensité de ce qui est relaté, ni par la force de l’investissement de son auteur. Il faut revenir sur la genèse hors normes du plus célèbre roman de l’après-guerre aux États-Unis.

En 1959, dans une toute petite communauté du Texas faisant partie de la Bible Belt, ces vastes étendues dominées par la Bible et ses différentes églises, la famille d’un riche fermier est massacrée peu avant Thanksgiving. Ce fait divers tragique fonctionne comme un déclic pour l’écrivain new-yorkais Truman Capote qui cherche depuis longtemps à tirer la quintessence du journaliste : la restitution de la réalité. Il déclarera plus tard dans une interview :

Le facteur qui a motivé ce choix de sujet – à savoir, écrire un compte rendu véridique d’une affaire criminelle réelle – était entièrement littéraire. Ma décision était fondée sur une théorie que je porte en moi depuis que j’ai commencé à écrire de façon professionnelle, ce qui fait déjà largement plus de vingt années. Il me semblait que l’on pouvait tirer du journalisme, du reportage, une forme nouvelle et sérieuse ; ce que j’appelais en mon for intérieur le roman-vérité.

Il se rend sur place, comme de nombreux journalistes, mais lui, il s’installe pendant plusieurs mois. Ce qui va se passer durant ce temps d’investigation et de maturation de son projet est aussi passionnant que le roman qui va paraître six ans après le quadruple meurtre, en novembre 1966.

Cinquante ans plus tard son œuvre n’a pas perdu de sa force, c’est un coup de poing, et le lecteur, K.O. debout, ne comprend pas ce qui lui arrive. Il connaît pourtant l’histoire, il sait que les assassins étaient de pauvres types qui ont fini pendus, et pourtant de la première à la dernière page il ne peut pas lâcher ce livre.

Le village de Holcomb est situé sur les hautes plaines à blé de l’ouest du Kansas, une région solitaire que les autres habitants du Kansas appellent « là-bas ».

Tout s’enchaîne dans cette narration où alternent les victimes qui ne savent pas qu’elles vivent leur dernier jour et leurs futurs assassins, petites frappes qui se sont rencontrées en prison. La tension dramatique, l’issue fatale, la fuite des assassins et leur traque par le KBI (le Bureau d’investigation du Kansas), le coup de chance improbable qui permet leur arrestation, les interrogatoires, tout est si visuel que le film des événements de Holcomb semblait déjà fait. Il sera d’ailleurs tourné immédiatement après, le film sortant sur les écrans en 1967.

Voilà pour l’aspect roman policier haletant. Mais il y a le roman sociologique, la description intime de cette Amérique qui semble avoir peu changé depuis un demi-siècle, avec ses personnages ancrés dans la Bible et le travail de la terre, ses marginaux perdus et leur misère affective, matérielle et sexuelle. Une Amérique pas si loin de Faulkner, une Amérique aux immenses plaines à blé peuplées de solitude, comme celle de Mrs Clutter, l’épouse dépressive du fermier :

Bien qu’elle fût abonnée à de nombreux périodiques (…), aucun de ceux-ci ne se trouvait sur sa table de chevet, seulement une bible. Un signet était placé entre les pages, un bout rigide de soie moirée sur lequel un avertissement avait été brodé : « Prends garde, veille et prie : car tu ne sais ni le jour ni l’heure. »

Grâce à son immersion totale dans la vie des habitants, le journaliste va comprendre intimement la vie de cette région si éloignée à tous points de vue de New York, pénétrer la vie de la famille Clutter, grâce  au journal de la jeune fille de la maison, Nancy, dix-sept ans, analyser les jeux de pouvoirs entre les différentes églises… Il reconstitue le crime avec une précision et une tension hallucinantes : jusqu’au bout, avant que tout ne bascule, on pense que le drame va être évité. Mais le massacre a lieu, il provoque une onde de choc dans la communauté qui reste persuadée qu’un de ses membres a armé le bras des assassins. Magnifique description du retournement de l’innocence primitive à la méfiance la plus noire :

La mort brutale et sans mobile apparent produisit chez le destinataire moyen (…) un étonnement qui se changea en consternation ; une superficielle sensation d’horreur qu’approfondirent rapidement les sources froides de la peur individuelle.

Le système judiciaire est décrit de l’intérieur (Truman Capote a assisté au procès), système qui peine à reconnaître les troubles mentaux comme circonstances atténuantes.

La règle M’Naghten ne reconnaît aucune forme de folie tant que l’accusé est capable de reconnaître la différence entre le bien et le mal, légalement, non pas moralement. (…) La règle Durham dit simplement qu’un accusé n’est pas criminellement responsable si son acte illégal est le produit d’une maladie ou d’une déficience mentale.

L’issue du procès est inéluctable, mais De sang froid ne s’arrête pas à la condamnation de Perry Smith et Dick Hickock. Truman Capote les accompagne jusqu’au bout, dans une trouble et troublante empathie, en particulier pour Perry Smith, le métis indien à l’enfance dévastée :

La vie de Perry Smith n’avait pas été un lit de roses mais un cheminement pitoyable, sinistre et solitaire vers une série de mirages.

Dans le couloir de la mort, Truman Capote décrit les autres condamnés, eux aussi atteints de troubles mentaux. Le compagnonnage va jusqu’au bout, et le mercredi 14 avril 1965, il assiste à leur pendaison. Il écrit à Alvin Dewey l’enquêteur :

Perry et Dick ont été pendus mardi dernier. J’étais là parce qu’ils me l’avaient demandé. Ce fut une épreuve atroce. Dont je ne me remettrai jamais complètement. Je vous en parlerai un jour, si vous pouvez le supporter.

Car Truman Capote est devenu l’ami de l’enquêteur vedette de son livre qui se termine par une triste envolée lyrique :

Puis, retournant chez lui, il se dirigea vers les arbres, s’engagea sous leur voûte, laissant derrière lui le ciel immense, le murmure des voix du vent dans les blés qui ployaient sous le vent.

Le roman-document paraît en novembre 1966 dans un grand show mondain et commercial d’un goût douteux mais efficace : De sang froid connaît aussitôt un extraordinaire succès (plus de huit millions d’exemplaires vendus). Ce raz-de-marée médiatique et financier fut une sorte de malédiction ; jamais plus Truman Capote n’écrira de roman ;  jamais il ne se remettra complètement de cette affaire. Après De sang froid Truman Capote n’arrivera plus à écrire une œuvre d’une telle puissance. Voyage, femmes, alcool et cocaïne, journalisme plutôt que romans. Était-ce parce que la « vérité-vraie » la compréhension de la différence entre le vrai et le réellement vrai, comme il l’a écrit, était inaccessible ? Était-ce pour une autre raison ?

Truman Capote présente Dewey comme un héros dans son histoire, que ce soit pour la tension de l’intrigue, sa construction dramatique, ou pour des raisons personnelles. Dewey lui a grandement facilité son enquête auprès de la population, méfiante vis à vis des journalistes, mais avec la caution de Dewey, les langues se sont déliées. Dewey lui a permis de rencontrer les assassins en prison, lui a ouvert les documents du KBI, y compris le journal de la jeune Nancy qui donne cet aspect tellement véridique et émouvant à la reconstitution de la vie des Clutter… Des documents confidentiels faisant partie de l’enquête. Pour finir Dewey a attesté le côté véridique du roman de l’écrivain. Les rapports d’amitié perdureront entre les deux hommes, comme le montre l’extrait de lettre au moment de la pendaison des assassins de la famille Clutter, presque cinq ans après les faits. Quand De sang froid sera adapté à l’écran, madame Dewey bénéficiera sur la recommandation de l’auteur du livre d’un poste de consultante grassement rémunéré. Il ne s’agissait sans doute pas d’un retour d’ascenseur cynique mais d’une sorte de climat très particulier autour de cette histoire hors normes par tous ses aspects.

Des documents du Kansas Bureau of Investigation sont sortis de l’oubli fin 2012 à l’occasion d’un procès et ils tendent à prouver que la vérité-vraie de Truman Capote n’était qu’une construction narrative. Il semblerait que l’auteur ait pris certains accommodements avec la vérité. Ceux-ci concernent le détective Dewey qui a mis plusieurs jours avant de vérifier les assertions du prisonnier qui a mis sur la piste des assassins, et ces cinq jours avant de retrouver l’arme du crime chez les parents de Hickock ont peut-être permis l’assassinat d’une autre famille. Circonstances similaires de massacre collectif que Truman Capote insère avec habileté dans le roman, faisant dire à Perry Il y en a qui ont fait comme nous… Façon de camoufler ce qui semble une faute professionnelle ?

Nous nous trouvons, avec De sang froid, dans une histoire gigogne : l’histoire de départ recèle une autre histoire qui mène à une autre histoire. Si vous désirez approfondir le sujet, voici quelques pistes.

Tout d’abord, après la lecture du roman, les bandes annonces des films tout aussi passionnants les uns que les autres méritent vraiment le détour; elles vous donneront envie de voir les films, j’en suis sûre.  Celle du film tiré du livre en 1967 par Richard Brooks se trouve plus haut, on trouve le film en DVD. Il faut ajouter deux films récents (2005-2006) centrés sur la personnalité de l’auteur:

Le film de Bennett Miller, Truman Capote

Celui de Douglas McGrath, Scandaleusement célèbre

Je n’ai pas encore lu la bande dessinée de Chris Samnee et Ande Parks, Capote in Kansas.

Enfin, si vous avez envie de démêler entre vérité et accommodements littéraires, les excellents articles de slate.fr et de litterature.net.

Soixante ans après sa parution, De sang froid n’a pas fini d’agiter les passions. N’est-ce pas un roman-vérité plus passionnant que le meilleur des romans policiers ?

De sang-froid
Truman Capote
traduit de l’anglais (États-Unis) par Raymond Girard
Gallimard, mars 1972, 512 p., 9,20 €
ISBN : 9782070360598

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