L’histoire Judith m’a été racontée par beaucoup de gens, elle fait partie de la mémoire de Saint-Cergues, commune florissante à la lisière de Genève. La frontière franco-suisse recèle nombre d’histoires tragiques : tant de Juifs ont essayé de trouver le salut en cherchant refuge dans la petite Helvétie entourée de voisins en guerre. Mais c’était un miroir aux alouettes, le petit pays avait peur d’être envahi et n’accueillait que les familles accompagnées d’enfants de moins de quinze ans. Je me souviens de cet homme qui racontait, la voix brisée, qu’il avait cinq ans lorsque ses parents avaient essayé de passer en Suisse. Ils l’avaient mis à l’abri et il était devenu ainsi un « enfant caché » comme il y en eu tant. Ils avaient été refoulés et étaient morts à Auchwitz alors que s’il s’était trouvé avec eux ils auraient eu la vie sauve.
Judith et Richard ont essayé de passer en Suisse. Judith avait trente-cinq ans, Richard quarante, et aucun enfant n’accompagnait ces Juifs allemands, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’en avaient pas. Passage refusé par le douanier suisse. Leur double-suicide contre le grillage marquant la frontière, leur désespoir si absolu dont rien n’a pu atténuer la violence au fil du temps hante des habitants du lieu dont certains n’étaient pas nés au moment des faits. Je sais que, lorsqu’ils se rendent au cimetière honorer leurs proches, ils font le détour pour saluer Judith. Le message est très clair et j’aimerais ajouter le mien :
Nous ne vous oublions pas, Judith. La nouvelle que je suis en train d’écrire et qui porte votre prénom, considérez-la comme un caillou déposé sur votre pierre tombale, un signe de mon passage et de mon refus des horreurs de la guerre.
Documents aux archives départementales d’Annecy :
1)
Le 18 octobre 1942 un couple juif, Richard Ephraïm et son épouse Judith née Sealtiel, se présentent venus de France au poste de douane suisse de Monniaz (près de Jussy, à 10 km de Genève). Demandant à trouver asile en Suisse, ce qui leur fut refusé. Désespérés, peut-être n’en étaient-ils pas à leur première tentative, ils décident ensemble de mettre fin à leur vie. Ils marchent sur une vingtaine de mètres, s’assoient sur la chaussée le dos contre le grillage bordant la frontière. Le mari tranche la gorge de sa femme, puis fait pareil sur lui-même. Le douanier français, s’apercevant qu’il se passe quelque chose d’anormal, accourt et, voyant le drame, prévient la gendarmerie et les autorités communales. Judith Ephraïm est morte sur place. Son décès est enregistré au registre d’état-civil de Saint-Cergues le jour-même. Son mari, Richard Ephraïm est transporté d’urgence à l’hôpital d’Ambilly-Annemasse. Selon les archives de cet hôpital, il fut sauvé et put ressortir après trois semaines de soins.
Il semble que Richard Ephraïm, né en 1902 à Breslau en Allemagne, a vécu après la guerre longtemps dans la région d’Annemasse.
(…) la tombe de Judith Ephraïm est conservée car placée sous la protection du Souvenir Français et bénéficie d’une concession perpétuelle. Je me suis laissé dire que cette tombe avait été régulièrement fleurie pendant des dizaines d’années par une main inconnue.
Depuis que l’existence de cette sépulture leur a été révélée, des membres des communautés juives de Genève et d’Annemasse se sont recueillis à plusieurs reprises auprès de la tombe de la pauvre Judith pour dire le Kaddish.
La Hevrah Kadishah de la communauté israélite de Genève vient de prendre en charge le renouvellement de la pierre tombale. L’inscription qui figure maintenant sur ce monument funéraire perpétue opportunément aussi la mémoire d’autres victimes de la Shoah dans le voisinage français de Genève notamment, victimes dont la tombe a disparu ou n’a jamais existé. Aucune trace matérielle ne subsiste d’elles, mais il nous importe cependant de garder leur souvenir.
Herbert Herz à Genève, le 8 février 2015
2)
Octobre 1992, témoignage des habitants de St Cergues
Tous les ans un homme a fait fleurir en octobre la tombe de Judith Ephraïm (commande passée par un inconnu à un fleuriste de la région). Depuis quelques années maintenant ce fleurissement a cessé.
3)
Octobre 1942, extrait du registre des décès de la commune de Saint Cergues, n° 18
18 oct. 1942, 11 heures, est décédée lieu dit « Moniaz »
Judith Séaltiel, sans profession, domiciliée à Treignac (Corrèze)
née à Berlin (Allemagne) le 21 février 1907, de Benjamin Séaltiel et de Hélène Wysmer,
épouse de Ephraïm Richard
On a enterré Judith dans le cimetière de Saint-Cergues trois semaines avant l’invasion de la zone libre, le onze novembre 1942.
J’ai de fortes présomptions sur l’identité de l’homme qui, des années durant, a fait fleurir la tombe de Judith à la date de sa mort. Ce fleurissement a cessé peu avant 1992. Peut-être est-il mort à cette date, ou empêché par l’âge. Il n’était pas Juif, la coutume juive interdit les fleurs sur les tombes, et sa discrétion-même trahit beaucoup de choses.
Je me suis intéressée aux informations fournies par l’acte de décès de Judith qui indiquent son origine et son adresse officielle en France ainsi qu’aux informations fournies par les archives de l’hôpital d’Ambilly et relayées par Monsieur Hertz. Elles m’ont permis de reconstituer en partie le parcours du couple et son errance jusqu’aux portes du paradis qui ont refusé de s’ouvrir.
L’adresse française de Judith figurant sur l’acte de décès est surprenante au premier abord. Treignac est un petit village de Corrèze, au pied du massif des Monédières, sur le plateau de Millevaches. Que venaient donc faire deux Juifs allemands dans un endroit pareil, si loin des grandes villes dont ils avaient l’habitude ? Des Juifs allemands en Corrèze, département rural et catholique ?
Les réfugiés arrivent en grand nombre dans le centre de la France pendant l’exode de 1940 : Juifs d’Alsace, de Moselle, du Luxembourg, Juifs du Bade et du Palatinat expulsés vers la France, Juifs d’un peu toute l’Europe qui ont fui la Peste Brune et les combats. Ils sont environ deux mille trois cents à résider en permanence dans le département de la Corrèze entre 1940 et 1944, moitié Juifs français moitié Juifs étrangers. C’est beaucoup moins qu’en Dordogne voisine où ils sont plus de six mille.
Leur accueil dans le département se fait selon les instructions du dispositif général mis en place par Vichy dès 1940 et les lois antisémites d’octobre 40 et juin 41 qui soumettent les Juifs étrangers à des mesures d’internement et de regroupement. Les préfets (préfet régional et préfet départemental) vont les recenser, les surveiller et les assigner à résidence.
Les Juifs étrangers considérés comme riches seront internés au château de Doux sur la commune d’Altillac dans un centre d’hébergement payant. Faire payer (en faisant des bénéfices) leur internement à ceux qui le peuvent est autorisé par une circulaire du ministère de l’Intérieur. Ce ne sera pas une réussite : les tarifs sont prohibitifs et les intéressés comprennent vite qu’il vaut mieux ne pas rester trop longtemps dans cet endroit qui sent le piège.
Les autres se retrouvent dans des centres de regroupement municipaux. Quant aux hommes valides de 18 à 55 ans en état de travailler ils sont regroupés dans des GTE (Groupement de Travailleurs Étrangers).
La création de cette structure dès septembre 1940 présente deux avantages : regrouper les étrangers et répondre au problème économique posé par l’absence des hommes prisonniers en Allemagne. Cette main d’œuvre bon marché devient vite essentielle dans l’économie de la zone sud.
Le 665e est composé uniquement de Juifs ; il se trouve à Soudeilles sur la commune de Treignac.
Treignac où est domiciliée légalement Judith, la femme de Richard.
On peut donc supposer que Richard fait partie de ces hommes dits « en surnombre dans l’économie nationale », un de ceux que l’on appelle à Treignac les « Palestiniens ». En juin 41 ce camp de Soudeilles accueille 95 hommes mais monte très vite en puissance, en juillet 42 ils sont 269.
Soudeilles est un camp sans barbelés, on le voit de loin, mais personne n’en parle dans la région. La population semble compréhensive vis-à-vis des « Palestiniens » qui ont fui la guerre, il n’y a pas de racisme apparent, seulement ce qui ressemble à une solide indifférence.
Judith et Richard n’ont pas dû être malheureux dans cet endroit. Richard a-t-il travaillé dans une ferme ? Ils doivent connaître le dynamique rabbin Feuerweker aumônier général pour la Creuse, la Corrèze et le Lot.
Richard n’a pas fait partie des FTP-MOI, les Juifs étrangers passés dans la clandestinité et la Résistance.
Le portrait qui se dégage est celui d’un homme broyé par l’Histoire qui essaie de protéger sa femme.
Une vie à la campagne dans un pays dont il ne parle pas la langue, loin de Berlin et de ses foules hostiles. Une vie difficile sans doute, le climat est rude, mais une vie qui ne semble pas menacée.
Tout change à l’été 1942.
Les accords Oberg-Bousquet prévoient le transfert de 10 000 Juifs étrangers en zone occupée. La préfecture et la gendarmerie organisent des rafles en août. Le 26 août un tiers des hommes du GTE sont envoyés dans le camp d’internement de Nexon, transférés à Drancy et immédiatement redirigés vers Auschwitz-Birkenau.
Richard ne fait pas partie de ce « ramassage », Judith non plus. Mais ils savent que ce n’est qu’une question de temps. C’est alors sans doute qu’ils décident de partir vers la Suisse.
Leur périple, je ne le connais pas. Le rabbin David Feuerweker était Suisse, il avait développé des filières de passage en direction de son pays. Difficile de savoir avec certitude si ce résistant sur tous les fronts les a aidés mais c’est probable.
La nouvelle « Pour Judith » commence au moment où Judith et Richard viennent de se voir refuser l’asile. Le geste fou de Richard, ce constat d’échec et ce désespoir absolu, c’est un pavé dans l’eau de l’Histoire dont les ondes s’étalent jusqu’à nos jours.