Archives par étiquette : Japon

La disparition programmée d’un symbole culturel

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Voici venu le temps – fin mars début avril – où les familles japonaises se déplacent en masse pour célébrer la courte saison des cerisiers en fleurs et pique-niquer sous leurs frondaisons. C’est l’hanami, un des moments importants de la vie japonaise. Cet attachement des Japonais à la nature n’a rien d’un folklore, il est signe de la force du lien entre amour de la nature et spiritualité. La signification profonde de ce qui est devenu un argument de vente pour les voyages touristiques nous échappe. Tout est spiritualité, tout est signe de l’instabilité du monde au Japon. Saisir le moment exact du changement des saisons (très marquées dans ce pays) permet de construire des repères dans le temps de sa propre vie.

C’est l’essence même des haïkus, ces poèmes très courts qui font partie du socle de la culture de l’archipel nippon. Dix-sept sons pour happer un instant d’éternité dans cette vie qui toujours nous fuit. Un concentré de l’amour de la vie et de la nature, de l’attention aux éléments et à leur impermanence. Tout change, tout passe, et l’inscription fugace d’un instant dans un poème aussi court crée un sentiment d’éternité et d’éphémère.

Tant de mots sont codifiés pour évoquer un infime changement de saison :  une nuance de couleur dans les feuilles des arbres ou une variation dans le rythme de la pluie ! Ces mots appelés kigos sont consignés dans un dictionnaire particulier, le saïjiki. Tout haïku contient au moins un kigo. Cette forme poétique existe depuis le VIIIe siècle, elle est un pilier de la culture du pays depuis le XVIIe siècle, moment des plus grands poètes comme Basho. Les haïkus, pour ceux qui pratiquent cet art, c’est une façon de faire partie de l’univers, de relier la fragilité de l’instant et l’éternité de la nature.

Pluie de printemps

Toute chose

Embellit.

(Chiyo-Ni, 1703-1775)

Arrive la plénitude de l’été :

L’étang, là, calme, ancien !

Une grenouille a sauté de la berge.

L’éclaboussure retentit.

(Matsuo Basho, 1644-1694)

Instants fugaces, beauté et éternité de la nature, tous ces poèmes qui comblent l’angoisse des Japonais depuis des siècles vont connaître le vacillement de leurs principes.

Rien ne dit

Dans le chant de la cigale

Qu’elle est près de sa fin

(Matsuo Basho)

Au Japon comme ailleurs les saisons commencent à connaître le grand bouleversement du changement climatique. Les saisons très marquées il y a peu se mélangent, se fondent les unes dans les autres. Déjà l’hiver n’est plus si rigoureux, déjà le vert délicat des feuilles au tout début du printemps devient fugace : comment écrire des haïkus avec des kigos vidés de leur substance ?

Les poètes japonais devront trouver d’autres mots pour dire, en dix-sept sonorités, leur désarroi devant la disparition de leurs points de repères dans ce monde qui s’effondre.

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Quand la prison remplace la maison de retraite au Japon

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La publicité allemande mettant en scène un vieil homme qui ne trouve que l’idée d’annoncer sa mort pour réunir sa famille était une fiction qui vous a beaucoup émus, amis lecteurs… Angoisse de ce qui pourrait vous arriver un jour ? Peur de la solitude ?

C’était de la fiction, mais Edmée de Xhavée parle dans son commentaire d’un vieillard (belge sans doute, car l’euthanasie n’est pas légale en France) qui avait décidé de se faire euthanasier. Et devant le bonheur de revoir ses enfants qui avaient choisi de l’accompagner dans ce moment définitif, il avait repris goût à la vie et renoncé à son projet.

photo Shiho Fukada

photo Shiho Fukada

De manière moins dramatique peut-être, mais infiniment douloureuse et inquiétante, j’aimerais évoquer ce véritable phénomène de société au Japon, à savoir l’explosion du nombre de personnes âgées en prison depuis une dizaine d’années. Continuer la lecture

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Entre humains et machines : les robots

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Le professeur Hiroshi Ishiguro de l’université d’Osaka est célèbre dans le monde entier. Dans une autre vie le scientifique à l’éternel blouson de cuir noir voulait être peintre. Il a toujours été fasciné par le corps humain, mais désormais il entend créer des robots les plus proches possibles de la réalité humaine.

clone HiroshiEn 2005 son robot-clone a sidéré le monde entier et a fait du professeur Ishiguro une star des médias.

Geminoïd H1, ce robot copie conforme à l’original, suscite d’abord le malaise : même grain de peau, mêmes mains, mêmes cheveux. Le professeur a poussé le désir de perfection jusqu’à utiliser ses propres cheveux pour les implanter sur le cuir chevelu de Geminoïd H1. La peau de silicone élastique, les cheveux noirs à la coupe si semblable à celle du professeur, les mains si parfaitement conformes quoique immobiles, tout égare le spectateur. Qui est le vrai Hiroshi Ishiguro ? Continuer la lecture

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« Dépasser la réalité », un Japon doux-amer

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« Dépasser la réalité » C’est la devise de la société Family romance à Tokyo. Cette entreprise procure contre rémunération des acteurs professionnels qui prennent n’importe quel rôle dans la vie privée des clients de l’entreprise. Cela va du rôle de père, parfois durant de longues années, à celui de mari, d’amant ou tout autre demande n’incluant aucun crime. Les contacts sexuels sont interdits, tout comme l’investissement affectif, déontologie oblige. Les acteurs et leurs clients suivent un programme très structuré.

Les clients doivent remplir un formulaire très précis indiquant leurs préférences, et les questions vont très loin dans la constitution du personnage. De son côté, l’acteur choisi dispose d’un manuel pour toutes les situations possibles auxquelles il peut être confronté dans son rôle. On imagine que l’outil de travail s’est étoffé au fil du temps et des cas de figures, l’agence Family romance existant depuis huit ans.

Tokyo
                                                Tokyo, photo Claude Béguin

L’entretien du fondateur de l’entreprise, Yuichi Ishii, avec un journaliste de The Atlantic, un journal de Washington, est relayé cette semaine par Courrier International. Yuichi Ishii raconte certaines situations cocasses ou douloureuses, d’autres typiquement nipponnes, comme lorsqu’un employé doit se répandre en excuses pour une erreur commise. Un acteur prend la place du fautif, et nous, spectateurs, nous nous retrouvons dans le film tiré du livre d’Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements. La même scène ritualisée de la personne agenouillée, humiliée, insultée, la même violence.
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Mondialisation, déchirements et manga bouleversant

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J’aime déambuler dans les bibliothèques aux heures nues, silencieuses, loin des bourdonnement des ados en train de faire un exposé pour le prof d’histoire, loin des cris excités des enfants ou des pleurs des tout-petits et loin des conversations bruyantes (elles entendent mal et ne le savent pas) des retraitées pétries de solitude.

Un-the-pour-YumikoCe jour-là je me suis retrouvée devant les bacs boursouflés des bandes dessinées. Déjà découragée, j’ai pris la première qui m’est tombée sous la main. Cela ressemblait à un manga, dessin de visage maladroit, esquisse de temple à l’arrière-plan sur fond de montagne. Pour couronner le tout, une vignette rouge en haut à droite de la première de couverture indiquait : « La BD RTL du mois ». J’ai failli reposer, mais j’ai tout de même lu les premières pages.

Et j’ai été bouleversée.

Aquarelles de foule en marche, impression de vitesse et de multitude, immeubles qui provoquent une impression de déjà vu. Continuer la lecture

Un thé pour Yumiko
Fumio Obata
traduit de l’anglais par Isabelle Troin
Gallimard, 2014, 155 p., 22 €
ISBN : 978-2-07-065770-4

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