Umberto Eco vient de mourir, et le Nom de la rose me revient en mémoire, ce roman si riche, si érudit et si profond dont la lecture m’a imprégnée durablement.
Jorge le moine bibliothécaire aveugle d’une très sage abbaye bénédictine est prêt à tout pour que l’unique exemplaire du Rire d’Aristote reste secret :
Au moment où il rit, peu importe au vilain de mourir ; mais après, quand prend fin la licence, la liturgie lui impose de nouveau, suivant le dessein divin, la peur de la mort. Et de ce livre pourrait naître la nouvelle et destructive aspiration à détruire la mort à travers l’affranchissement de la peur. Et que serions-nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus sage et le plus affectueux des dons divins ? (…) Un philosophe grec (…) dit qu’on doit démanteler le sérieux de ses adversaires avec le rire, et le rire adverse avec le sérieux. La prudence de nos pères a fait son choix : si le rire est le plaisir de la plèbe, que la licence de la plèbe soit tenue en bride et humiliée, et sévèrement menacée.
Le moine Jorge commet des crimes parce qu’il n’a pas étudié à l’université et que son ignorance l’a conduit à un dangereux délire. Les philosophes enseignaient la scolastique qui essayait de concilier la philosophie antique avec la philosophie chrétienne. La philosophie scolastique recherchait les « propria » c’est-à-dire les propriétés distinctives de l’homme, et le rire participe de leur définition de l’homme car les animaux ne rient pas.
Les théologiens s’efforcent de codifier le rire pour différencier le bon rire, celui qui exprime la joie sincère, du mauvais, le rire méchant qui se gausse des malheurs d’autrui. À leur suite, et de manière parfaitement conforme aux éléments de la scolastique, Dante parle de la faculté de rire dans Le Banquet :
Et qu’est-ce que le rire, sinon un étincellement du plaisir de l’âme, c’est-à-dire une clarté apparaissant au-dehors selon ce qui se passe au-dedans ? C’est pourquoi il convient à l’homme (…) de rire modérément, avec honnête sévérité et à petit branle de sa mâchoire.
À petit branle de sa mâchoire… Parce qu’il y a danger si on éclate de rire, le rire est associé au plaisir, à l’excès, ou pire à la cruauté et à la moquerie. Rire est dangereux, pensent les grands mystiques Bernard de Clairvaux et Hildegarde de Bingen, le chrétien ne devrait pas rire, par peur du Jugement dernier. Pour Hildegarde, le rire est le propre du diable. La dérision est l’arme des esprits malins qui ont contesté la suprématie de Dieu. C’est le diable en action qui provoque ce rire irrépressible qui ne peut-être canalisé, ce si justement nommé fou-rire, irruption de l’animalité pour la grande visionnaire du XIIe siècle. Elle associe le rire de l’homme au plaisir charnel d’où la comparaison des larmes de rire avec le sperme… Hildegarde de Bingen a été mise en échec par un démon moqueur lors de tentatives d’exorcisme, ceci explique peut-être cela.
Le Christ a-t-il ri ? Comment le savoir ? Seul le Christ en croix de l’abbaye de Lérins semble sourire et jamais aucun écrit n’atteste le rire du fils de Dieu.
N’empêche, le rire s’insinue dans la religion et la vie religieuse : Jacques le Goff avait parlé des « Jeux de moines » attestés depuis le haut Moyen Âge. C’était des séries de devinettes proposées dès le VIe siècle aux moines en dehors des moments imposés de silence. De nombreux manuscrits de ces Joca monachorum nous sont parvenus. C’est devenu nettement moins biblique à la fin du Moyen Âge avec des livres de devinettes. Le rire envahit les églises au XIIIe siècle, quand les prédicateurs tiennent leur public en haleine en lui faisant tour à tour peur et rire, et comme le rire marche mieux que la peur pour déplacer les foules, certains sermons dérapent vers un comique qui n’a plus grand chose à voir avec la religion…
Au cours de ce même XIIIe siècle qui voit l’apogée de la chrétienté et une extraordinaire embellie de la vie quotidienne, apparaissent le théâtre comique et les fabliaux, les farces et les sermons parodiques. Le rire envahit l’espace public, rire de petites gens sur le parvis des églises, rire des bourgeois avec les fabliaux, rire des élites avec le Décaméron de Boccace ou les Cent nouvelles nouvelles qui pillent sans vergogne l’ouvrage de Boccace. Le rire plutôt que l’ascétisme.
Umberto Eco, érudit de la philosophie médiévale, en choisissant comme assassin un moine bibliothécaire capable de tuer pour qu’un livre de philosophie sur le rire ne soit pas diffusé, montre que la bêtise et l’ignorance sont les plus grands dangers auxquels sont confrontés l’espèce humaine.
Est-ce la raison pour laquelle, peu de temps avant de mourir, il a quitté sa maison d’édition qui était passée sous la houlette de Bernasconi ? Beau séjour, cher Umberto, dans le paradis des érudits.
Merci Nicole de vos partages enrichissants
Aujourd’hui, fort heureusement des études ont pu permettre de démontrer les bienfaits sur notre santé du sourire et du rire.
En partage un lien vers le rire au quotidien par Corinne Cosseron https://www.youtube.com/watch?v=qMQBrlHxMsY.
Merci pour le partage, Eric!
Au Moyen Âge il ne faut pas oublier le filtre obsessionnel de la religion, cela explique beaucoup de choses que notre monde contemporain ne peut plus comprendre.
Merci pour cet intéressant article. J’ignorais que le rire fut banni (je dois donc être vouée à la damnation éternelle…) mais je me souviens avoir lu un livre de la Scientologie qui bannissait les homosexuels notamment parce qu’ils riaient beaucoup, ce qui était un signe de leur dépravation… Une amie voulait m’inviter aux bénéfices de la scientologie et dès le premier livre qu’elle m’a prêté je lui ai dit de renoncer à m’en parler 🙂
Rire fait pourtant tant de bien. Et il est si naturel… C’est peut-être justement son côté instinctif qu’il a semblé devoir combattre… comme la sexualité…
Rire et sexualité, deux éléments particulièrement ciblés lors du Moyen Âge!
Le confesseur de Saint Louis avait obtenu à grand peine que le roi s’abstînt de rire le vendredi… Merci pour ce lien éclairant avec la scientologie, je l’ignorais complètement.