Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Danser les ombres, Laurent Gaudé en communion avec Haïti

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Avec Danser les ombres, Laurent Gaudé rend un hommage magnifique aux victimes et aux survivants du tremblement de terre de janvier 2010 qui fit 300 000 victimes à Haïti. Un roman de Laurent Gaudé se reconnaît par son souffle, la scansion si particulière de ses phrases dont la musique puissante, subjugue et prend le cœur. Avec Danser les ombres, l’auteur atteint une rare puissance. Lyrisme et empathie, douleur et sensualité, fraternité et violence : nous sommes plongés dans le quotidien du peuple haïtien, juste avant et juste après le tremblement de terre. Tant de morts et tant de courage pour sortir les survivants des décombres, une catastrophe si écrasante que les vivants et les morts se mêlent, la terre en colère fait danser les ombres.

Lucine se rend à Port-au-Prince, sa sœur Nine vient de mourir, elle doit se rendre chez le père d’un des enfants de Nine à Pétion-ville, dans la ville haute, celle où vivent les riches, loin de la misère, des odeurs et de la vie. Elle y rencontre de nombreux personnages emblématiques dont Firmin le chauffeur de taxi hanté par son passé. Lucine va habiter au Fessou, un ancien bordel où se réunissent des amis du vieux Tess. Elle va rencontrer Saul, personnage christique aux études de médecine avortées.

Tout se mêle en une danse où douleur et vie s’enlacent, où vivants et morts se mélangent, s’aiment, peinent à se séparer. Le peuple a connu la dictature et la misère, la peur et les tortures. Les mythes vaudous sont vivaces, impossible de démêler dans ce foisonnement de vie ce qui appartient à la réalité ou au mythe.

Et puis il y a le tremblement de terre.

Hommes, ce qui est sous vos pieds vit, se réveille, se tord, souffre peut-être ou s’ébroue. La terre tremble d’un long silence retenu, d’un cri jamais poussé.

Hommes, trente-cinq secondes, c’est un temps infini et vos yeux s’ouvrent autant que les crevasses qui lézardent vos routes et les murs des maisons. En ce jour, à cet instant, tous les oiseaux de Port-au-Prince s’envolent en même temps, heureux d’avoir des ailes, sentant que rien ne tiendra plus sous leurs pattes, et que, pour les minutes à venir, l’air est plus solide que le sol.

La terre n’est plus une terre mais bouche qui mange. Elle n’est plus sol mais gueule qui s’ouvre.

Là où la terre a faim, les poteaux électriques s’effondrent et les murs s’écroulent.

Il n’y a pas de sang parce que tout est dissimulé par un grand nuage blanc qui monte lentement du sol.

Personne n’avait remarqué que les oiseaux s’étaient tus, que les poules, inquiètes, s’étaient figées de peur. Personne n’avait remarqué que le monde animal tendait l’oreille, tandis que les hommes, eux, continuaient à vivre.

Mais d’un coup, sans que rien ne l’annonce, d’un coup, la terre, subitement, refusa d’être terre, immobile, et se mit à bouger…

Durant trente-cinq secondes qui sont trente-cinq années…

… À danser, la terre…

… À trembler.

Et la terre trembla et dansa, un 12 janvier…

Tourneboulant les morts et les vivants, en ronde frénétique et macabre.

 

Un tel roman, il faut le lire pour comprendre les Haïtiens et partager un peu l’écrasante fatalité qui accable la population.

Danser les ombres
Laurent Gaudé
Actes Sud, janvier 2015, 256 p., 19,80€
ISBN : 978-2-330-03971-4

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Poétique des appellations mycologiques et rond de sorcières

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Sans le vouloir, vous êtes entrés dans un rond de sorcières, et celui-ci est immense, ce qui signifie qu’il a déjà plusieurs siècles. Vous salivez lorsque vous rencontrez le pleurote corne d’abondance, le lactaire délicieux et la truffe du Périgord. Mais voilà que vous êtes impressionné par l’amanite des Césars et le cortinaire de Berkeley. Ne seriez-vous pas victime d’un léger snobisme ? Vous devriez vous concentrer sur le coprin chevelu, il est bien plus succulent que le gros cortinaire de Berkeley. Mais peut-être n’êtes-vous pas fanatiques des débordements révolutionnaires de mai 68 ?

Vous n’avez pas le temps de répondre à cette question gênante, vous venez de rencontrer l’inocybe de Patouillard, et vous portez des bottes dans la gadoue en compagnie de la pezize orangée et de la pezize oreille de lièvre. Attention aux chasseurs !

L’herbe s’assombrit, vous avez changé d’époque. Des messes noires envahissent votre esprit avec le bolet satan et la russule émétique, tandis que, au loin, au son d’un clavecin, des claviaires élégantes et des claviaires dorées dansent le menuet. Le XVIIIe siècle est semé d’embûches pour les belles naïves, elles devront se méfier du lactaire à toison et du tricholome équestre. Gageons qu’elles ne tomberont pas dans le piège du pied-bleu, autrement dit le tricholome nu, même s’il est savoureux.

Le Divin Marquis rôde dans les parages, et avec lui le phalle impudique connu également sous le nom de satyre puant. Sa forme est on ne peut plus évocatrice, de plus il dégage une odeur putride qui rend les mouches complètement folles. Seule la volvaire gluante pourra lui trouver un quelconque intérêt, passez votre chemin, mesdames, je vous rappelle que cet étrange phallus n’est pas comestible.

Tiens, un éclair de soleil ! La palliote jaunissante et la russule verdoyante en profitent, elles s’enfuient légères par bois et par vaux et vous décidez de les accompagner. À ce moment-là les vesses de loup perlées vous délivrent des marasmes d’Oréade et de l’entolome livide. Vous constatez, surpris, l’immense rond de sorcière qui vous a enchanté et rejoignez avec soulagement les délices de la civilisation. Ce soir, vous éviterez de manger des champignons.

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Étant donné les abeilles, superbe roman noir

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André Jacobin, négociant en bois, est retrouvé assassiné dans le château d’eau d’un village haut perché des Chambaran. Le bonhomme y a été tué d’une sale façon.

La sophistication surréaliste de sa mise à mort rend perplexe la commissaire Pénélope Marge. Doit-elle chercher le coupable parmi les habitants du village ou ailleurs, sur les traces ténues d’un fantôme qui s’éclipse ?

Des œuvres qui exhibent et normalisent le viol des femmes, la mémoire que l’on veut perdre, celle que l’on veut retrouver, une quête douloureuse vers la croyance et enfin, une vengeance folle…

Voilà de quoi l’histoire tire sa substance… Voici la trame sur laquelle Pénélope tisse son enquête.

Voici enfin le polar féminin que j’attendais, avec une enquêtrice en pleine montée de lait, des collègues et des suspects troublés par cette évidente féminité, libidineux et déstabilisés ! Avant de vous plonger dans l’intrigue, n’oubliez pas de lire la liste des personnages. Vous constaterez que nombre d’entre eux évoquent des références historiques, littéraires, géographiques, culturelles en un mot. Les autres, par euphonie, suggèrent leur fonction dans le roman par associations d’idées.

Pénélope Marge née Clovis, la pugnace et sensible commissaire de cette macabre Odyssée tire les fils et défait les évidences avec une attention toute féminine. Elle est commissaire, ce qui n’est pas courant, et justifie son nom de Marge.  Le nom de la victime, Jacobin,  évoque non seulement un révolutionnaire, mais quelqu’un qui concentre des pouvoirs. L’un des personnages centraux de cette histoire, la bouleversante Abi est costumière Elle fabrique des habits pour le théâtre avec une préférence marquée pour les personnages tragiques. Abi est la contraction d’Abelha qui signifie abeille.

Le titre quant à lui reprend une partie du titre d’une œuvre de Marcel Duchamp, Étant donné, œuvre qui aura une importance centrale dans le crime commis. Continuer la lecture

Étant donné les abeilles
Pascale Expilly
Astre Bleu Éditions, septembre 2023, 300 p., 20 €
ISBN : 978-2-49002-135-2

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Ogres et Petits Poucets de l’édition

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Les ogres de l’édition française ne se dévorent pas entre eux, ils jouent au Monopoly des acquisitions et cessions d’actifs : le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky rachète Editis le groupe qui a avalé une cinquantaine de maisons d’éditions, ce qui permet au groupe Vivendi de Vincent Bolloré d’effectuer son OPA sur le groupe Lagardère. Transferts, fusions-acquisitions, les combats au plus haut niveau pour dominer le monde de l’édition se poursuivent, et la commission européenne donne son feu vert à ce gigantesque Mikado. Rappelons au passage que le milliardaire tchèque détient 25 % de Fnac Darty, le premier détaillant de livres francophones, et qu’il pourra être plutôt tentant de favoriser les livres de sa propre galaxie éditoriale…

Pendant ce temps, rien ne transpire de l’atmosphère qui règne dans les maisons d’édition dont le lecteur, naïvement, pense qu’elles font ce qu’elles veulent et publient les auteurs pour lesquels elles éprouvent un coup de cœur littéraire. Or, tout en haut de l’organigramme, il n’est pas question de littérature, mais de gros sous, et cela influe sur les politiques de la maison. Un écrivain doit rapporter de l’argent. D’où la concentration des auteurs, de la publicité, avec bien sûr une multitude de petits soldats balancés dans le grand bain et noyés aussitôt que les chiffres tombent. Plus le temps de fidéliser un auteur, de l’accompagner. Un livre peut être bien reçu par la critique et les lecteurs et pas le suivant, l’auteur a-t-il changé entre-temps ? Seules quelques maisons indépendantes (et financièrement solides !) peuvent se permettre de suivre leurs écrivains et leur permettre de développer leur œuvre, les autres sont soumises au diktat économique. Continuer la lecture

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Transformation à Yellowstone, la vie à sa juste place

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Il n’est pas dans mes habitudes de vous présenter un livre de développement personnel, mon créneau c’est plutôt la littérature, exigeante de préférence. J’éprouve cependant le besoin de vous présenter celui-ci, loin de la littérature pessimiste et narcissique que j’ai lue ces temps-ci.

Voilà une bouffée d’air frais, très frais, puisque l’auteure nous embarque pour le parc national de Yellowstone en plein hiver. Dans ce paysage grandiose où les extrêmes se côtoient, ce parc national de tous les excès de la nature, quatre personnes sont réunies, portées par leur passion commune pour la nature et la photographie animalière.

Bien sûr ce voyage initiatique va révéler les failles de chacun des participants, mais on se laisse porter par la magie de ce voyage. On sent que Florence Coulin partage avec nous son émerveillement devant cette nature violente qui dépasse tous les superlatifs, ses descriptions sont d’une précision jamais pesante, nous nous laissons porter par le texte, et ils sont devant nous, ces wapitis, coyotes, loups et bisons, ils sont là tous les autres êtres vivants qui tentent de survivre à la rigueur de l’hiver. Manger et être mangé, les scènes décrites peuvent sembler cruelles, mais elles ne sont jamais complaisantes ou forcées. Nous apprenons beaucoup de choses sur les loups ou les bisons par exemple, mais ce n’est pas du tout pesant.

Les bisons, poussés par le froid et la difficulté de trouver de quoi manger sous cette épaisse couche de neige, venaient souvent pâturer près des sources chaudes. S’ils avaient accès à de l’herbe, pouvant pousser sans neige pour les recouvrir grâce à la vapeur d’eau chaude volcanique, cela avait un prix. L’eau était chargée de fluor de silice qui abîmait leurs dents. La silice faisait l’effet de petites particules de verre pilé et érodait les dents beaucoup plus vite que normalement. Ces bisons vivaient mieux, mouraient moins durant l’hiver, mais avaient une durée de vie plus courte que les autres habitants de plaines non volcaniques. (p.78)

Ce n’est pas un livre de Sylvain Tesson, mais un livre de développement personnel. Les personnages du texte vont trouver un autre sens à leur vie, mettre leurs problèmes à leur place et tenter de les résoudre en prenant du recul. Avec honnêteté Florence Coulin ne prétend pas tenir une baguette magique entre les mains, mais elle donne mine de rien d’excellents conseils dont tout le monde peut profiter. Profitez à votre tour de l’optimisme et de l’amour de la vie qui se dégage de ce joli livre, ce sera un rayon de soleil dans votre bibliothèque.

Transformation à Yellowstone
Florence Coulin
Éditions Baudelaire, janvier 2021, 112 p., 13,50 €
ISBN : 9791020337986

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