Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Orsay, foule choisie en fête

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Le premier week-end de décembre, le musée d’Orsay fêtait ses trente ans. Des festivités diverses, très originales, ponctuaient l’événement dont le but avoué de certains participants était d’attirer au musée un public qui n’y venait jamais.

La gratuité et la publicité faites autour de ce grand moment ont-elles suffi à attirer de nouveaux visiteurs ? Pas sûr…

amoureux-parisiensLe samedi, en famille, nous décidons d’aller admirer les diverses trouvailles et de participer à cette fête populaire. Il faisait très beau et très froid, les routes sur berge rendues aux piétons de Paris charriaient des flots d’amoureux et de familles tranquilles.

Un jeune couple attira mon regard par l’harmonie qui se dégageait de leur échange. Illuminés par le soleil de cet après-midi d’hiver, quelques ombres dures sur le manteau rejeté en arrière de la jeune fille, et puis cette rose rouge fichée dans le sac, les feuilles mortes dorées répondant au manteau, symphonie de couleurs d’automne réveillées par le rouge de la valise du jeune homme, ils devisaient avec tendresse, dans leur bulle.

Aux abords du musée d’Orsay régnait un bruissement continu : la file s’étirait, s’étirait, la foule des jours où on piétine pour apercevoir un pan de tableau de l’exposition qu’il faut absolument avoir vu, où un gardien ressemblant à un vigile de boîte de nuit contrôle les flux et chronomètre les vingt minutes prévues pour rester dans la salle. Admiration chronométrée, calibrée. Continuer la lecture

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Déjeuner en paix

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alepSept heures du matin, café, radio, Alep est tombée. Tiens, il n’y a bientôt plus de café, il faut le rajouter sur la liste de course. Zut, les aide-maternelles vont faire grève, pourvu que ça ne touche pas l’école du petit.

Les bombes ne tombent plus sur Alep. Témoignages de massacres.

Des horreurs, partout, c’est malheureux, on ne peut pas vivre en paix ? C’est bientôt Noël ! Le foie gras est hors de prix cette année, je me demande si je ne vais pas faire une autre entrée, mes beaux-parents vont faire la grimace, mais enfin…

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Mémoire de fille, l’origine de l’œuvre

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J’ai mis du temps à rendre compte de Mémoire de fille d’Annie Ernaux, parce que ce livre d’à peine 150 pages m’a mise KO debout par sa violence, son âpreté et sa puissance.

memoire-de-filleOn sait que l’auteur poursuit depuis maintenant plus de quarante ans le même sillon autobiographique, loin des complaisances de certain(e)s, loin de tout sentimentalisme, loin de tout pittoresque. Une série de faits, de constats, d’immersion au plus près de la vérité de l’être. Une femme qui restitue avec une force d’évocation sidérante les étapes importantes de sa vie. Une femme qui marche, si proche de l’homme de Giacometti, si universelle. Bouleversante. Choquante. Quoi, si peu d’affection pour cette jeune fille naïve et perdue ? Quoi, une loupe d’entomologiste pour restituer ses humiliations, son entêtement, sa bêtise même ? Quoi, si peu de dignité pour révéler l’étendue du mépris dont elle a été victime ?

J’ai voulu l’oublier cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue.

L’été 1958, celle qui s’appelle encore Annie Duchêne part comme monitrice en colonie de vacances. C’est la première fois qu’elle sort de chez elle et elle va connaître sa première expérience sexuelle, une nuit avec le moniteur-chef de la colonie.

Il y a une expression pour dire exactement la force et la stupeur de l’événement. Au sens exact du terme, je n’en suis jamais revenue, je ne me suis jamais relevée de ce lit (2005, dans L’Usage de la photo).

Un mois d’excitation et de honte, pendant lequel Annie est pour les autres moniteurs un « objet de mépris et de dérision », mais un mois de bravade aussi :

Il a été écrit, sans minoration, sur la glace du lavabo de ma chambre, en grosses lettres rouges avec mon dentifrice : Vive les putains. (Formulation qui avait déclenché la rage de ma coturne – une sage, qui n’a eu qu’un seul flirt – et suscité de ma part la remarque ironique : c’est le pluriel qui te gêne ?)

Cette fille dont tout le monde se moque et qui sera refusée à la colonie l’année suivante, vit une honte de fille à laquelle s’ajoutera  la honte de la transgression sociale ; elle n’est pas encore l’écrivain que nous connaissons, mais le matériau est là, l’origine violente de ce travail si particulier est là.

L’avenir d’une acquisition est imprévisible.

Annie Ernaux raconte les deux années qui ont suivi : le lycée Jeanne d’Arc où elle est déjà déclassée, le séjour en Angleterre, l’erreur de l’école normale qui rendait son père si fier, ses débuts de jeune-épouse-mère-de-famille :

Cette mémoire-là aussi est implacable.

Les fondations de l’œuvre sont là, dans ces pages dont la rédaction a été différée pendant des décennies :

La grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n’importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte.

Aller jusqu’au bout de 1958, c’est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser.

Ressusciter cette ignorance absolue et cette attente. L’absence de signification de ce qui arrive.

On peine à comprendre l’absolue soumission de cette jeune fille qui se couche quand on le lui demande, qui obéit

à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre, il lui aurait bien fallu subir.

Les femmes actuelles sont très loin de cette fille de 1958, elles ont connu pour la plupart de tout autres premières expériences sexuelles. D’où vient alors la force de ce livre ? D’où vient que cette fille marionnette un peu bécasse, cette fille comme un papillon maladroit qui se cogne à la vitre nous touche tellement ? Personnellement je ne peux pas me reconnaître, malgré l’universalité du propos de l’auteur, dans cette fille soumise, mai 68 et la conscience féministe sont passés par là. Mais la façon dont Annie Ernaux réussit à

Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui est arrivé, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé

me sidère.

Une femme qui marche. Qui butte sur un caillou, s’enfonce dans la boue et se redresse. Une femme qui se souvient et restitue la force brute de ce qui l’a enfoncée, salie, et lui a donné paradoxalement les matériaux de son œuvre. Après ce livre, je me demande ce qu’Annie Ernaux va pouvoir écrire.

Mémoire de fille
Annie Ernaux
Gallimard, avril 2016, 160 p., 15€
ISBN : 978-2-07-014597-3

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Intrigue en banlieue parisienne

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cranson-2Comme son nom l’indique, le cranson du Danemark vit sur le littoral danois mais pas seulement. On le trouve sur le littoral de la Manche et de l’Atlantique, en montagne et dans la toundra. Plante de pays plutôt froids, donc, mais également plante amatrice de sel, raison pour laquelle elle prospère dans les prés salés et le long du littoral de l’hémisphère nord.

Que fait donc le cranson du Danemark, cette petite plante nordique amatrice de sel, le long des terre-pleins de la RN 184, dans la banlieue parisienne ?

C’est l’ingénieur-agronome Gilles Carcassès, chargé de la biodiversité en Île-de-France, qui a trouvé cette plante étonnante dans cet endroit incongru. Il a cherché comment le cranson du Danemark avait pu se retrouver si loin de son habitacle naturel, et cela l’a amené à reconstituer le parcours que voici :

Le cranson du Danemark doit sa migration au souffle des camions qui sillonnent l’Europe, projetant ses graines comme des grains de sable, et son expansion… au salage des routes. Le cranson a besoin de sel pour germer ;  il utilise celui que les services de la voirie lui fournissent obligeamment. La plante fleurit, donne des graines minuscules. Ensuite, de souffle de camion en souffle de camion, ces graines volent, se déplacent, et la petite plante progresse à l’intérieur de notre pays à raison de 30 kilomètres par an.

Aucun mystère, pas de jardinier altruiste et téméraire pour répandre une petite graine venue du bord de l’océan sur le terre-plein d’une route où personne ne songerait à s’arrêter ; seule notre civilisation centrée sur le transport des marchandises par camions est responsable de cet étrange petit miracle.

De l’art de trouver de la beauté où on ne l’attend pas et du hasard comme médiateur…

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Le mot du jour : soupirail

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Le mot soupirail désigne une ouverture donnant un peu de lumière à un sous-sol. Il vient du verbe soupirer au sens d’exhaler, c’est dire si la lumière qu’il diffuse est comptée. Ce mot si évocateur de peu de vie va prendre une nouvelle jeunesse avec l’ingéniosité des architectes qui cherchent sans cesse à agrandir les maisons des villes. Lorsqu’ils ne peuvent surélever les maisons, ils creusent. Cela s’appelle un souplex, la version termite du duplex. On prend la cave et on la transforme en cuisine, en salon ou en chambre, c’est selon. À Londres certains propriétaires ont exagéré : pourquoi se contenter d’un niveau alors qu’on peut aller plus profond ? C’est ainsi que le vertige du m2 gratuit dans la ville la plus chère du monde a conduit à des termitières fragilisant les maisons voisines…

Un petit conseil pour nos amis architectes ; apprivoisez le client effrayé par le mot soupirail et remplacez-le par un de ses synonymes : saut-de-loup, jour-de-terre, étripe-chat.

soupirailVous n’êtes pas convaincu par l’étripe-chat ? Vous avez raison, si la propriétaire fait partie de la SPA adieu le contrat. Cependant, la gaffe consommée, vous pouvez toujours argumenter : l’étripe-chat est un soupirail protégé par une grille agressive, comme son nom l’indique… Par extension les cambrioleurs ne sont donc pas les bienvenus… Le saut-de-loup fait un peu sauvage ? Je vous comprends, mais celui-ci est nettement plus grand qu’un soupirail classique, cela sert à flatter l’ego de celui qui va payer la note.

Réservons le plus beau pour la fin :  jour-de-terre, n’est-ce pas magnifique ? De la pure poésie avant de commencer à creuser.

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