Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Histoire d’Adèle H, compositrice internée par son père

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Voici enfin venu le moment de la mise en valeur des compositrices écrasées par le génie de leur mari telles Alma Mahler et Clara Schumann ou de leur père comme Adèle Hugo.

Vous n’avez peut-être jamais entendu parler d’Adèle autrement que par le film de François Truffaut L’Histoire d’Adèle H., avec une Isabelle Adjani habitée par le rôle. Adèle ? La petite sœur de Léopoldine dont la mort tragique a suscité les plus bouleversants poèmes jamais écrits par son père ? La cadette de Victor, cette pauvre folle, était compositrice ? On a retrouvé ses partitions dans une malle où elles dormaient depuis cent-cinquante ans ? Comment cela est-il possible alors que l’on pensait tout connaître de la famille Hugo, patrimoine national ?

N’allons pas trop vite et examinons cette famille marquée par le destin.

Le père, Victor, génie autocentré, écrase tout le monde, en particulier sa femme, Adèle Foucher, qui essaie d’exister à l’ombre du grand homme. Ils ont quatre enfants : Léopoldine, Charles, François-Victor et Adèle. Après la naissance de sa dernière fille, en juillet 1830, Madame Hugo choisit Sainte-Beuve, l’ami de la famille, comme parrain pour la petite et comme amant pour elle. Le critique s’acquitte vaillamment de la tâche et des mauvaises langues suggèrent que la paternité du grand Victor serait incertaine. Jusqu’à la rupture avec le poète en 1835, Sainte-Beuve sera présent auprès de sa filleule et de sa maîtresse.

Léopoldine, l’aînée, si belle, si brillante, adorée par tout le monde, se noie dans la Seine avec son époux Charles Vacquerie tout de suite après leur retour de voyage de noces. Elle avait dix-neuf ans. Ses frères ne vivront pas très longtemps : Charles mourra d’apoplexie à quarante-quatre ans, et François-Victor de tuberculose à quarante-cinq ans. La petite dernière, Adèle, même prénom que la mère, un peu perdue dans le diagramme familial, est ravagée à l’âge de treize ans par la disparition tragique de sa sœur. Était-ce la cause de sa mélancolie ? Adèle mourra à quatre-vingt-cinq ans. Après quarante ans d’un internement en asile psychiatrique imposé par son père.Victor Hugo mène son monde à la baguette. Lorsqu’il est exilé par Napoléon III en 1852, il part avec sa famille dans les îles anglo-normandes. Ce sera d’abord à Jersey. Adèle a vingt-deux ans, c’est une jeune fille triste qui ne sourit jamais et regarde rarement l’objectif d’Auguste Vacquerie. Ce dernier est le frère du mari de Léopoldine mort en essayant de sauver sa femme, et le condisciple de Charles, le frère d’Adèle. La délicatesse des clichés d’Auguste révèle un homme amoureux, et la famille Hugo ne serait pas contre un mariage avec ce journaliste poète un peu falot. Auguste n’est pas le seul à se mettre sur les rangs, la célébrité du père attirant les postulants comme la lumière les phalènes. Mais Adèle dédaigne toutes les demandes en mariage. Voici ce qu’elle écrit dans son journal au sujet de ses prétendants :

Ils sont fades, incomplets : puis ce ne sont pas des hommes, car pour moi, un homme n’est guère un homme que lorsqu’il a du génie, de la beauté virile, et une nature de fer.

Bref elle décrit son papa. Mais deux ans plus tard, un soir, en faisant tourner les tables comme la famille en a l’habitude (le spiritisme est à la mode), un bel officier anglais, Albert Pinson, la fait chavirer. Cet oiseau-là fait aussitôt vibrer l’orgueilleuse demoiselle. Toujours dans son journal :

Je t’aime parce que tu es Anglais, royaliste, blond, matière, passé, Soleil. Je n’ai pas de mérite à échauffer le feu génie, mais j’ai de la gloire à faire fondre la neige.

Quelle sublime poésie ! Voilà enfin l’amour fou, celui d’un romantisme confinant à la folie. Victor Hugo n’a pas le même point de vue que sa fille sur le jeune Anglais, c’est un soudard écrit-il.

Adèle ne va pas bien du tout : dépression profonde ? Schizophrénie ? Troubles de l’humeur ? Son père ne la comprend pas. Sa mère s’angoisse devant son exaltation amoureuse et ses périodes d’abattement :

Il faut tendre la main à la pauvre enfant, la maintenir au-dessus du naufrage

En octobre 1855 l’illustre et dérangeant proscrit est expulsé de Jersey et déménage avec sa famille sur l’île de Guernesey. D’abord deux chambres d’hôtel puis une maison meublée pendant quelques mois, et enfin, grâce au succès des Contemplations, le poète achète comptant la maison qui sera plus tard baptisée Hauteville House. Il y habitera durant quatorze ans avant de pouvoir enfin rentrer en France et entreprend très vite de la décorer à sa démesure. C’est une expérience très forte que de visiter ce lieu où les pièces sombres surchargées de décorations et de maximes suffoquent un brin. Rien ne permet d’imaginer l’immense pièce du tout dernier étage dominant l’océan, noyée de lumière comme un phare, le lieu d’écriture du maître.

Bien que fort occupé à recréer de fond en comble sa maison, le patriarche exige que sa fille Adèle ne voie personne. Le jeune officier a des dettes et, lucide, Victor Hugo a senti que le jeune Anglais n’épousera jamais sa fille ; il veut l’éloigner. De plus il n’a peut-être pas compris ou pas voulu comprendre la gravité des troubles d’Adèle.

Cette dernière s’ennuie dans cette vaste maison sans cesse en chantier où se pressent les exilés et leurs familles. Elle dessine – excellente portraitiste et caricaturiste à ses heures – elle peint à l’huile, toujours très bien. L’éducation et l’imitation de son père, peut-être. Et surtout elle se réfugie auprès de son piano. Adèle ne joue pas BIEN, c’est une virtuose de l’instrument. Elle se met à composer également. Son père n’a jamais voulu qu’on mette de la musique sur ses vers, mais il accepte qu’Adèle le fasse sur des extraits des Misérables, il lui écrit même des textes pour ses compositions. Adèle rêve d’écrire un opéra, la modestie ne fait pas partie des gènes familiaux. Tout de même, c’est une femme ! et le grand Victor douche les ambitions de sa fille. Jamais il ne fera éditer sa musique.

L’exil familial durera onze ans pour la jeune femme. Le dessin. Le piano. La composition. Et toujours la passion pour le jeune officier, passion rêvée peut-être, par son esprit exalté. Et puis les accès profonds de dépression, l’atmosphère très particulière de la maison, le génie étouffant du père, la mésentente entre ses parents, elle ne supporte plus.

Elle s’enfuit en 1864 pour rejoindre Albert Pinson au Canada, se fait passer pour sa femme, demande de l’argent à son père. L’officier se marie avec une autre femme. Adèle se retrouve dans un état effroyable, sale à faire peur, elle qui était coquette. Puis elle va mieux, se montre capable d’organiser son départ de Halifax pour les Antilles, de résoudre les problèmes administratifs, matériels et financiers sans aide extérieure. À la Barbade elle semble avoir dominé son égarement amoureux – d’ailleurs Albert Pinson continuera à entretenir une correspondance avec elle pendant longtemps –, elle redevient coquette et écrit à sa famille. De nombreuses lettres sans réponse la plupart du temps, sinon pour lui envoyer de l’argent. Elle demande des visites, mais le grand Victor interdit à la famille de se rendre aux Antilles et de donner des nouvelles. Elle se procure un piano et recommence à composer.

Lorsqu’elle se décide à rentrer en France, son père la fait aussitôt interner dans une maison de santé près du bois de Vincennes. Elle passera les quarante ans qui lui restent à vivre en institution psychiatrique. Après la mort de Victor Hugo en 1885, Auguste Vacquerie – le premier amoureux d’Adèle – deviendra son tuteur et l’installera au château de Suresnes et subviendra très bien à ses besoins. Là aussi, elle aura un piano comme compagnon. Les personnes qui lui rendent visite la trouvent fort sensée, à part certains moments où elle est prise de lubies déconcertantes. Adèle était-elle vraiment folle ou a-t-elle été internée parce qu’elle dérangeait sa famille ? Il est difficile de trancher. Il est certain que la plupart de ses lettres à sa famille ont été détruites, et que les rapports médicaux successifs lors de ses internements ont disparu, mais les photos de sa jeunesse, son regard vide, son visage sans expression font pencher pour une maladie mentale.

Quel rapport entre cette vie tragique et les compositrices empêchées me direz-vous ?

Victor Hugo n’a jamais cru au talent de sa fille cadette, et les partitions de cette dernière ont fini au grenier de la maison d’Hauteville House où elles sont restées dans une malle pendant un siècle et demi. Jusqu’à ce que le compositeur Richard Dubugnon, invité en 2004 par le Victor Hugo International Festival de Guernesey, trouve les partitions d’Adèle.

J’y allais avec un a priori, raconte le compositeur. Je me disais que si pendant cent cinquante ans ça n’avait intéressé personne, pourquoi cela aurait-il une quelconque valeur ? Cela a été une surprise absolue de découvrir que non seulement ça avait de la valeur, mais qu’il y avait de quoi faire au moins un disque.

Convaincu de la qualité de la musique d’Adèle, il demande la copie des manuscrits. Il les répertorie, les complète, les arrange. Il trouvera d’autres partitions au domicile parisien des Hugo place des Vosges, soit au total dix-sept mélodies pour voix et piano.

Je suis très soulagé et heureux de voir que ça va renaître presque en apothéose, je ne pense pas que la pauvre Adèle Hugo eut rêvé un jour que sa musique puisse être orchestrée.

Quelle tristesse ! Ne pas oser rêver.

Qu’en est-il des autres endroits où Adèle a séjourné, que ce soit à la Barbade ou en asile psychiatrique ? Partout elle avait besoin d’un piano, elle avait besoin de musique, besoin sans doute de créer, à moins qu’elle ait fini par renoncer à ce qui la maintenait en vie. Peut-être quelque part, dans un coin poussiéreux, d’autres partitions dorment-elles, à moins qu’elles aient été détruites par des personnes zélées qui ont fait de l’ordre, le travail d’une folle ne méritant pas d’égards particuliers.

Les Mélodies, ont été jouées en première mondiale à Besançon, lieu de naissance de son illustre père, le 31 mars 2023. Ses partitions jouées par une cinquantaine de musiciens de l’Orchestre Victor Hugo Franche-Comté, comme elle aurait aimé !  Il y aura un enregistrement des Mélodies par un collectif de grands noms de la scène lyrique française. Juste revanche pour celle dont la créativité et la personnalité ont été écrasées par le génie autocratique paternel.

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Les tribulations de Jonathan Coe face au Brexit

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Benjamin, Doug et leurs amis du club qu’ils avaient créé lorsqu’ils avaient vingt ans, ont d’abord traversé les années Thatcher dans Bienvenue au club, puis nous les avons retrouvés quadragénaires et confrontés aux années Tony Blair dans Le Cercle fermé.

Dans Le cœur de l’Angleterre les voilà quinquagénaires et confrontés au Brexit. Les mêmes personnages, de roman en roman, avec comme fil conducteur le temps qui passe et l’évolution de l’Angleterre. Chaque fois un moment de crise, que ce soit pour leur pays ou pour eux-mêmes. Que faire de sa vie, dans le premier opus, crise de quarantaine dans le deuxième, et maintenant celle de la cinquantaine, quand chacun cherche avec plus ou moins d’angoisse comment aborder les prémices de la vieillesse.

Après les bouleversements et les heurts des décennies précédentes, leur pays est au bord du fiasco et le Brexit se profile à l’horizon sans que personne, parmi les intellectuels, ne le voient arriver.

Comme dans les précédents romans de la série, Benjamin, sa famille et ses amis sont attachants et la description de leurs avanies amoureuses, familiales et professionnelles est savoureuse. So british, pourrait-on dire, avec son lot de situations cruelles, dérangeantes ou improbables. Mais le plus improbable, dans ce texte qui commence en avril 2010, c’est que personne n’ait pressenti le ressentiment des classes populaires envers les classes dirigeantes, incapables de résoudre les problèmes du pays. Jonathan Coe montre très bien la montée du nationalisme, le sentiment d’être envahis par les étrangers, les difficultés de nombreux Anglais qui n’arrivent pas à vivre décemment. Continuer la lecture

Le cœur de l’Angleterre
Jonathan Coe
Trad. de l’anglais par Josée Kamoun
Gallimard, août 2019, 560 p., 23€
ISBN : 978-2-07-282952-9

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La rencontre d’Arenthon

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Était-ce le lieu, si chaleureux, du grenier rénové de l’ancien presbytère avec la pente du toit, le bois omniprésent dans ce lieu reclus d’âge qui encourageait le partage ? Je ne sais pas, mais j’ai rarement éprouvé tant de chaleur et d’attention dans une rencontre littéraire.

Impossible de savoir qui étaient les plus heureux, des spectateurs (surtout des spectatrices comme d’habitude) ou de l’autrice. De nombreuses questions encourageaient les anecdotes sur la façon dont naît un texte, des remarques pleines de finesse faisaient rebondir la compréhension des romans, des rires fusaient, et pour finir les bénévoles avaient préparé une délicieuse collation durant laquelle les échanges ont pu se prolonger.Rencontre d'Arenthon - Un public conquisJe n’oublierai pas cette rencontre dans un petit village où quinze bénévoles et une jeune bibliothécaire font vivre l’écrit d’une manière exceptionnelle. Merci à toutes.

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Margaret Atwood et le fiasco cruel de la vie

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Ce texte n’a aucun rapport avec La Servante écarlate et son succès planétaire. Il déroute de premier abord par son aspect, une sorte de collage de différentes nouvelles parues au fil du temps dans des revues diverses. Encore une tentative de régurgitation destinée à masquer le manque d’inspiration ? Pas du tout, ce serait mal connaître Margaret Atwood. Si certaines nouvelles ont déjà été publiées, elles sont intégrées dans un projet d’ensemble qui apparaît dans le titre original, Moral Disorder – Désordre moral.

Ce désordre est celui des souvenirs, de la façon chaotique dont ces derniers nous reviennent en mémoire. Le passé surgit au détour d’une phrase anodine, d’un événement minuscule, il ne s’embarrasse pas de logique temporelle. Seuls les écrivains ordonnent les vies ; même lorsqu’ils racontent la leur, ils retravaillent leur matière pour la lisser, il s’agit d’une construction intellectuelle. Margaret Atwood refuse le procédé. Elle choisit bien sûr les éclats de mémoire, les scènes qu’elle va raconter avec beaucoup d’humour ou d’émotion, c’est selon, mais elle respecte ce kaléidoscope, cette concentration de souvenirs désordonnés qui forment une vie, la sienne. Lorsque le texte commence, l’auteure se trouve elle-même au stade de la vieillesse et va nous raconter sa vie de manière à peine déguisée, une vie dans laquelle nous pouvons souvent nous reconnaître. Le hasard de nos choix, les surprises et les accidents qui viennent bouleverser nos projets. Le chaos qui s’ordonne et trouve sens à la fin, parce que nous éprouvons le besoin que tout ce que nous avons vécu ait une signification.

Tout se mélange dans ce texte. Les souvenirs de la petite enfance reviennent au moment où l’auteure et sa jeune sœur doivent rendre visite à leur très vieille mère, se chevauchent avec sa propre vieillesse. Le cours de la vie, la naissance de sa sœur, les amours et leurs complications, le travail, la ferme où elle a vécu avec son compagnon, tout vient de manière chaotique. Il y a beaucoup d’humour dans ces passages, mais celui-ci fait place à une tendresse douloureuse lorsque nous passons au très grand âge des parents. Continuer la lecture

Le fiasco du Labrador
Margaret Atwood
Traduction
10/18, mars 2012, 288 p., 8€
ISBN : 978-2-264-05411-1

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