L’art français de la guerre

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L'art français de la guerre

Crédit Gallimard

Frères et sœurs écrivains à la désespérance rampante devant le manque de reconnaissance, vous avez lu L’art français de la guerre d’Alexis Jenni, sonnés par cette incongruité : le premier roman publié d’un confrère en frustration, chez Gallimard de surcroît, prix Goncourt de l’année.
La citation de la quatrième de couverture est un excellent résumé de ce qui attend le lecteur : un narrateur qui va mal et un héros qui a fait toutes les guerres coloniales après 1945 tout en étant « le seul peintre de l’armée coloniale ».
Tout est dit.
Victorien Salagnon peint ce qu’il voit, Alexis Jenni aussi.
La guerre, la torture, tous les sans-grades qui ont appris à tuer pendant la seconde guerre mondiale, ceux que l’on ne pouvait pas renvoyer à la vie civile et que l’on a recyclés dans les guerres coloniales, de l’Indochine à l’Algérie. Réalité historique, hélas.
La banlieue de Lyon ou d’ailleurs, la pharmacie de nuit, la boucherie.
La boucherie, le sang, tout nous renvoie à la guerre, l’art français de la guerre avec ce que ce titre ironique recèle d’amertume.
Lisez ce livre, si ce n’est déjà fait. L’histoire du colonialisme et des guerres coloniales n’est pas le propos de Jenni, seules comptent les répercutions humaines de certains choix de notre pays, leurs descriptions sans décryptage.
Ce Goncourt-là en rachète beaucoup d’autres, car Alexis Jenni possède un style bien à lui, sur le fil entre grandiloquence et poésie, tripailles et trait de pinceau à l’encre de chine.
Une œuvre pleine d’excès qui s’affaiblit un peu avec la vieillesse des protagonistes devenus modèles d’un groupuscule d’extrême droite et surtout avec l’histoire d’amour du narrateur, les « mon cœur » ou les « yeux auréolés de duvet de cygne ». Aie… Dommage.
Oubliez ces scories, ou plutôt ne les oubliez pas lorsque vous entreprendrez votre opus, celui qui, promis, sera publié chez un concurrent de Gallimard.

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Conte de fées africain avec bagnardes volontaires et violences ordinaires

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photo-de-groupeDes femmes cassent des blocs de grès au bord d’un fleuve africain, avec un marteau elles cognent les pierres jusqu’à les transformer en gravier. Ce sont les « casseuses de cailloux ».

Forçats modernes sous le soleil africain.

Elles sont analphabètes pour la plupart d’entre elles ; seule Méréana – rêve de baccalauréat brisé par une grossesse involontaire – a de l’instruction.

Méréana, personnage central que l’auteur a choisi de tutoyer tout le long du livre (prouesse qui tient parfois de l’équilibrisme ou de l’artifice), va devenir la porte-parole puis la cheffe du groupe de femmes dans leur lutte pour une augmentation du prix du sac de gravier.

Car Méréana écoute les informations à la radio avant de partir travailler… C’est le point de départ de la lutte : le président du pays dont les photos se répètent à l’infini sur les panneaux publicitaires a décidé de construire un aéroport international. L’économie a besoin de leur gravier, pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas profiter des augmentations générales ? « Notre gravier est notre pétrole » devient le slogan des « casseuses de cailloux ».

Ainsi commence la lutte pour une vie meilleure. Mais les intermédiaires réagissent, la police tire…

Méréana sert de fil rouge tout au long du livre. Les informations de la radio qu’elle écoute et les portraits de ses compagnes de lutte dressent un état des lieux d’un continent régi par la corruption, la violence, le fétichisme et le sida. Toutes les femmes du roman, à un titre ou un autre, ont dû subir l’oppression des hommes, de l’anarchie politique ou de la famille. Enfants martyrs ou enfants bourreaux de leur mère lorsqu’ils sont convaincus qu’elle est une sorcière, dépossession des veuves par leur famille, viols organisés par les factions armées, corruption à tous les échelons y compris pour obtenir une tri-thérapie par la fondation Gates, tout y passe.

Non, ce n’est pas une nouvelle mouture des grands livres de lutte sociale à la sauce africaine ! Nous sommes en Afrique, alors la force de vie des femmes, leur volonté d’un avenir meilleur, la découverte du pouvoir du groupe, tout s’accompagne de rires et de larmes.

La révolte des « casseuses de cailloux » ne se termine pas en tragédie, et c’est là que le livre tourne au conte de fées.

Les femmes triomphent, Méréana rencontre la « ministre de la Femme et des Handicapés » puis la femme du Président de la République, le ministre de l’Intérieur lui-même se déplace chez elle, les femmes fracassées par la vie imposent leur loi.

Humm…

Nous sommes en Afrique, et les conteurs ont tous les droits, même celui d’imposer une Photo de groupe au bord du fleuve pleine d’optimisme, le rouge sang et le noir de la sorcellerie faisant place au rose bonbon et au jaune soleil !

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Mitraillettes anglaises et tronches savoyardes

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Dimanche fatal aux Glières

Crédit Cabédita

Vous allez être désorientés.

Rien que du montagneux, du têtu, du roublard et du tragique dans ce livre qui ne ressemble à rien de ce que vous connaissez.

Vous avez entendu parler des Glières, cette fameuse bataille sur une montagne de Haute-Savoie où la Résistance a été écrasée par l’armée allemande à un contre cinquante… Non ? Et le pèlerinage de notre président aux Glières, symbole de l’héroïsme national, cela vous dit quelque chose, je suis sûre…

Le livre dont je vous propose la lecture a été publié chez un petit éditeur suisse, vous ne le lirez que si vous le commandez chez votre libraire favori ou chez l’éditeur lui-même.

J’ai oublié de vous dire qu’il ne s’agit pas d’un roman mais d’une véritable enquête de terrain des auteurs pour découvrir ce qui s’est réellement passé aux Glières en mars 1944. Ce travail a dérangé beaucoup de monde dans les hautes sphères du département : on ne s’attaque pas impunément à un mythe national et aucun compte-rendu du livre n’a été publié malgré la notoriété de Robert Amoudruz habitué à d’autres façons.

Pêle-mêle, voici ce qu’est ce livre :

D’abord une enquête passionnante et rigoureuse qui se lit comme un roman policier, avec un résistant que tout le monde essaie de réduire au silence depuis plus de soixante ans. Robert Amoudruz ne le ménage pas, souligne ses contradictions, son caractère difficile qui l’empêche de se faire véritablement entendre de la toute puissante Association des Glières. Imaginez un groupe d’hommes plus ou moins chenus en train de crapahuter dans la montagne un détecteur de métaux à la main pour contrôler les dires d’André Gaillard, le rescapé des Glières. Soixante ans après la guerre la forêt a regagné du terrain, les mémoires se sont effritées et la toute puissance du mythe de la grande et glorieuse bataille a tout étouffé.

Ensuite une plongée dans ce monde révolu dont la dureté de la vie nous semble inconcevable. Robert Amoudruz est roublard, sa belle et limpide écriture tient parfois des Mille et une nuits, au début vous ne comprendrez pas pourquoi il faut qu’il vous raconte d’où viennent les gens dont il vous parle et comment ils vivaient dans ces alpages reculés, mais très vite vous serez embarqués et vous n’aurez plus envie de vous arrêter.

Enfin une approche de la caboche savoyarde, car les deux auteurs sont des purs produits du terroir, aussi solides que leur pays de montagne, ils ne lâchent rien, vous allez découvrir de sacrés caractères ! A ce sujet je n’ai parlé que de Robert Amoudruz, l’auteur de l’enquête, connu et reconnu en Haute-Savoie pour ses enquêtes de terrain.

Il faut parler à présent de Jean-Claude Carrier, l’auteur de la deuxième partie du livre qui contient un glossaire historique et abréviations ainsi que les biographies sommaires des principaux acteurs du livre. Jean-Claude est le fils de Jean-Claude Carrier dit Jean Carrier, mort les armes à la main pendant que sa femme sautait du brasier qu’était devenue leur maison, son bébé Jean-Claude dans les bras. Le Général de Gaulle a faits Compagnons de la Libération pour leur action dans le département deux hommes, le premier était Tom Morel, l’autre Jean Carrier. Le premier était un militaire justement honoré, l’autre un ébéniste socialiste, grand résistant de la première heure, qui a subi une redoutable Omerta, un silence de plus de soixante ans.

Le fils a voulu comprendre ; il a fait un travail de titan aux archives nationales, civiles et militaires pendant plus de dix ans et a constitué une énorme banque de données dont il entend faire une encyclopédie sur la Résistance. C’est un personnage. Surtout ne ratez pas l’épisode de l’inauguration du monument des Glières par André Malraux, quand Jean-Claude, flanqué de Résistants qui n’ont pas été invités, vient troubler l’ordonnance de la belle cérémonie. Vous allez vous étrangler de rire, je vous le promets.

Le travail de Jean-Claude Carrier, en deuxième partie de l’ouvrage, constituera une véritable référence, et toute personne s’intéressant à l’histoire de la Résistance ne peut que saliver d’impatience et attendre la suite.

Un seul conseil : si vous ne vous intéressez pas vraiment à l’Histoire de cette période, sautez le florilège de publications sur les Glières, cela ne vous apprendra rien et vous aurez une fausse idée de l’ouvrage. Plongez dans l’enquête, régalez-vous avec ces personnages hauts en couleurs, sans vous en rendre compte, vous vous trouverez à côté de gamins qui ont juste voulu fuir le STO (le service du travail obligatoire) et qui se trouvent dans un environnement hostile, dans la neige, en plein désarroi.

Ce cafouillage finit en tragédie.

Ceci n’est pas une fiction mais une tranche de notre histoire, la vraie, pas celle que l’on voudrait nous faire avaler.

Bonne lecture à tous !

Dimanche fatal aux Glières. 26 mars 1944.
Amoudruz, Robert/Carrier, Jean-Claude
Éditions Cabédita, 2011, 25,60 €
ISBN : 978-2-88295-604-0

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La fantaisie cauchemardesque de CosmoZ s’approche-t-elle du « chef d’œuvre » ?

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CosmoZ

Crédit Actes Sud

L’argument est séduisant : deux femmes, deux hommes et deux jumeaux nains sortent du chapeau de Frank Baum, le créateur du magicien d’Oz.

Sur 484 pages nous accompagnons les tribulations de Dorothy, petite fille du Kansas, côté recto et de la sorcière/ ennemie/ sœur Elfeba côté verso, voilà pour le premier couple.

Issu d’un cauchemar de l’enfant Frank Baum, l’Epouvantail Oscar Crow et Nick Chopper, golem de quincaillerie du « Baum’s Bazaar » forment le deuxième couple de cette histoire de Freaks du cirque Barnum. On ajoute les jumeaux Avram et Eizik, les Munchkin dont on ne sait jamais qui est qui et dont la pensée se mêle dans un vertige d’absence d’identité et nous avons les protagonistes principaux de cette histoire qui en compte beaucoup, puisque les créatures de papier vont traverser les horreurs du siècle en une tornade irréelle qui s’étire sur tout le livre.

Impossible de ne pas être suffoqué par la beauté des métaphores électriques qui parcourent ce livre comme autant de petits cailloux, ou plutôt de briques jaunes qui pavent le chemin sensé mener au pays d’Oz « la terre mille fois promise, à mille milliards de lieues de ce bercail honteux où le rire était comme un pain qui continue de lever douloureusement dans l’estomac, où le quotidien n’en finissait plus de flatuler sa fastidieuse ritournelle à tous les coins de rue ».

Impossible de ne pas admirer l’inclusion des poèmes de T.S. Eliot et la dextérité des changements de point de vue, de personnes,

Impossible de ne pas être fasciné par cette construction complexe qui s’élabore sous notre regard de lecteur qui sent une petite ampoule s’allumer : chef d’œuvre ???

Mais au fil de la lecture la lassitude s’installe, les héros de paille, de métal et de papier ne nous arrachent pas de larmes de sang et le regret s’installe. Le livre eût-il seulement une grosse centaine de pages de moins que la magie aurait continué d’opérer, mais l’abstraction l’a emporté sur la puissance de l’imaginaire.

Les héros se défont, perdent paille et métal, chaussures et rêves, la tornade les disperse dans le vent et il ne reste plus rien. Malgré son incroyable capacité d’invention et sa poésie qui nous gifle à tout moment, CosmoZ ne mérite pas son titre : le cosmos est plus vaste et nous n’avons pas atteint le pays d’Oz.

CosmoZ
Claro
Actes Sud, août 2010, 484 p., 23,20 €
ISBN : 978-2-7427-9319-8

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Parce que le paradis n’existe pas

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Parce que le paradis n’existe pasUn homme se penche sur son reflet dans le miroir d’un W.C. public et celui-ci lui renvoie l’image d’un jeune garçon sur le sentier de la guerre dans une forêt inconnue.

Préparez-vous à recevoir un coup de poing, vous entrez dans l’univers de Marie et Vanders.

Cela commence par une bande dessinée en noir et blanc, beaucoup plus noir que blanc, cela continue par le roman qui raconte la même blessure, la même histoire entrelardée de photos de la forêt où se passe le récit.

Tout est troublant, il n’y a pas de repères qui vaillent.

Vous serez le fils adulte qui a fait naufrage et vient se réfugier chez ses vieux parents,

Vous serez le père ou la mère, les deux parents maladroits et inquiets qui ne savent que faire pour aider cette boule de douleur qui leur revient après des années d’égoïsme et d’oubli.

Vous reconnaîtrez votre quotidien absurde, la banale maison de votre enfance, plus maison de constructeur de base que maison de famille,

Vous reconnaîtrez les jeux cruels d’enfance, et l’école, et la forêt, et la fille qui vous faisait du mal, et ceux à qui vous faisiez du mal.

L’histoire est simple : Fabien revient chez ses parents, il a trente-six ans, a perdu son travail et sa copine. Il se reconstruit grâce à son enfance qui lui saute à la gueule et cela vire Taniguchi et Quartiers Lointains, référence revendiquée de Damien Marie.

Pourtant cela n’a rien à voir : le maître japonais ne donne pas dans une telle noirceur !

La pointe grasse des dessins de Damien Vanders, ne flatte personne, elle accompagne et magnifie la violence et la sécheresse du texte de Damien Marie. Pas d’adjectifs, phrases minimales, saccades, points de suspension et point final. Presque un résumé de la bande dessinée plus qu’un accompagnement : du maigre nerveux qui donne à voir la bande dessinée en train de se faire, les différences sautent aux yeux et la création des deux auteurs également.

Ce n’est pas une bande dessinée, pas plus qu’un roman.

C’est une œuvre quasi totale, autobiographique, mais c’est notre autobiographie à tous, la douleur et le désarroi, les déchirures de notre tissu vivant et les rêves d’ailleurs dans une musique violente et déchirante tout à la fois.

Commandez de toute urgence à cette petite maison d’édition ce cocktail d’émotions.

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