Le bonhomme de neige

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Il est un peu de guingois avec son sourire mangé par les flocons qui tombent, c’est un bonhomme de neige d’adulte qui essaie de se souvenir des gestes de ses enfants. Il y a longtemps que ces derniers se sont envolés. Contrées lointaines, vie professionnelle palpitante.

Les parents sont restés collés à leur maison et leur jardin, leurs enfants voyageurs n’ont pas fini de bouger. Et voudraient-ils d’eux dans les parages ?

La neige est tombée de nombreux hivers de suite, ou elle était absente, quelle déception. Retour des grands enfants, bonheur de recréer la fratrie, la famille, la magie de Noël. Quelques jours d’illusion avant la valse des aéroports.

Mais voilà que s’annonce un petit bonhomme, loin, très loin. Au chaud, au très chaud, celui qui exige une climatisation autrement c’est insupportable. Sa maman a peur de lui faire attraper des microbes pendant toutes ces heures d’avion, ces transferts, et la grand-mère encore plus angoissée comprend.

Le petit grandit. Il va avoir deux ans, et le virus planétaire est passé par là. Il n’a jamais vu la neige, seulement dans les beaux albums cartonnés qui lui décrivent une magie qu’il ne connaît pas. Bonhomme de neige et Père Noël se mélangent dans son esprit. Alors la grand-mère fait un bonhomme de neige, celui sur la photo, un peu maladroit, le sourire crispé : la dernière fois qu’elle a serré le petit dans ses bras il avait trois mois.

Il va être content, la neige c’est comme la crème du pâtissier, quand il viendra chez ses grands-parents il en mangera beaucoup, beaucoup.

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La voyageuse de nuit de Laure Adler : les vieux sont bien vivants !

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« Pour moi, tout épris que je puisse être de ma chétive personne, je sais bien que je ne dépasserai pas ma vie. On déterre dans des îles de Norvège quelques urnes gravées ornées de caractères indéchiffrables. À qui appartiennent ces cendres ? Les vents n’en savent rien. » La vie de Rancé est le dernier texte écrit par Chateaubriand qui fit de la vieillesse, par la grâce de son écriture, un état existentiel et non, comme il le souhaitait, une demi-mort. C’est en le lisant et en le relisant qu’est venu le désir du titre de ce livre, La voyageuse de nuit : « La vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel. » (p. 140)

Un essai sur la vieillesse ? N’en avons-nous pas assez des EHPAD en ce moment, avec leurs vieux que l’on veut vacciner en priorité contre la Covid ? N’en ai-je pas assez après la publication de Par la fenêtre, avec sa maison de retraite et sa vieille pensionnaire qui s’évade pour enfin vivre un rêve puissant ? Avec cette vieille dame qui fuit les conventions, l’attente de la mort et du goûter, celle du printemps ou des visites pour vivre intensément, se confronter à des jeunes et leur offrir une très belle expérience de vie ?

Je le croyais.

Je pensais que Simone de Beauvoir avait tout dit dans La Vieillesse, et puis non, l’essai, le coup de sang, le cri de colère, appelez-le comme vous voudrez, de Laure Adler m’a embarquée. Par son implication personnelle, puisque l’auteure (soixante-dix ans et une silhouette de jeune fille) se met dans le lot des débarqués de la société. Elle parle des autres mais aussi d’elle, d’expériences douloureuses, de chômage, de mise à l’écart, y compris par sa plus jeune fille à un moment donné. Elle ne s’épargne pas, mais cet essai n’a rien d’un lamento nombriliste, il est vivant, vibrant.

Laure Adler parle des autres, énormément, avec empathie, avec grâce. Elle nous restitue la présence magique du chorégraphe et danseur Thierry Thieû Niang dans un service de gériatrie, son attention, son amour et son respect de ceux qui se trouvent dans le très grand âge. Thierry rend la vie par la danse à ceux qui sont empêchés (p. 156 et sq). Magnifique passage, mais il y en a tant ! Comme des coups de gueule, d’ailleurs, contre les faiseurs de profit, ceux qui excluent de la vie les plus fragiles en oubliant qu’un jour ils en feront partie.

Aujourd’hui les vieilles, les vieux sont traités comme des citoyens de troisième zone : encore actifs, on les tolère dans les associations et on se félicite de leur utilité puis, à un âge certain on les rend invisibles, on les range, on les garde, on les conserve. Progressivement on en fait des malades « naturels ». Comme de toutes les maladies, le monde moderne tente de s’en débarrasser. À quel prix? […] La vieillesse, tel un aimant, attire la limaille de nos effrois et de nos hantises. (p. 210-211)

La voyageuse de nuit est un essai plein de rage et de vie, de petits bonheurs et de grandes émotions, et je n’ai pas pu lâcher avant de l’avoir terminé. C’est un livre de rencontres humaines, mais aussi de culture, et les références que cite l’auteure sont particulièrement éclairantes. C’est également un livre politique, car il ne faut pas se voiler la face, la façon dont on traite le dernier âge de la vie se décide dans les instances dirigeantes liées aux lobbies économiques.

La grande vieillesse rejoint, à mon avis, la jeunesse actuelle : les deux sont empêchées, brimées, mais ceci est le sujet d’un autre livre.

La voyageuse de nuit
Laure Adler
Grasset, septembre 2020, 224 p., 19€
ISBN : 978-2-246-82601-9

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Ceux qui partent, une épopée contemporaine

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ceux qui partentAvec Ceux qui partent, Jeanne Benameur nous offre un roman d’une profondeur abyssale. Plus je le lis, plus cette difficulté de l’exil, la force qu’il exige de ceux qui partent, leurs renoncements, imprègnent ma lecture.

Le roman commence par une photo d’émigrants qui vont descendre du bateau, nous sommes à Ellis Island, à New York, en 1910 :

Ils prennent la pose, père et fille, sur le pont du grand paquebot qui vient d’accoster. Tout autour d’eux, une agitation fébrile. On rassemble sacs, ballots, valises. Toutes les vies empaquetées dans si peu. (p. 11)

Donato et Emilia Scarpa ne ressemblent pas aux émigrants poussés par la misère, ils sont là par choix, parce que Emilia veut goûter à une liberté qu’elle n’aura jamais en Italie. Andrew Jònsson, le jeune photographe, est le fils d’un émigrant islandais et d’une orgueilleuse « vraie Américaine » descendante d’une des immigrantes du Mayflower. Que cherche ce jeune homme riche, lorsqu’il prend des photos de ceux qui espèrent une vie meilleure ? Veut-il retrouver ses ancêtres dont on ne parle jamais chez lui ? Devenir le lien entre ces nouveaux émigrants et sa ville de New York ?

Parmi tous ces individus aux langues multiples qui ont quitté leurs terres, leurs drames ou leur misère pour tenter de devenir des citoyens américains, certains sont élevés au statut de personnages emblématiques, en particulier Emilia.

Il y a ceux qui restent et ceux qui partent. Toujours. Dans tous les grands textes. Et elle les connaît par cœur. Eux deux, désormais, font partie de ceux qui partent. Et elle pressent que le changement immense qui traverse les vies qui émigrent passera par elle, elle ne sait pas encore comment mais pressent oui, dans cet instant suspendu, que ce qu’on nomme le départ passe et repassera toujours par son corps à elle. (p. 19)

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Ceux qui partent
Jeanne Benameur
Actes Sud, août 2019, 336 p., 21 €
ISBN : 978-2-330-12432-8

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La femme révélée : Gaëlle Nohant entre libération féminine et grande Histoire

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Au début de ce roman à la très belle couverture, on ne saisit pas très bien ce que cette jeune femme Américaine vient faire à Paris, dans cet hôtel de passe plutôt sordide. Nous sommes dans les années cinquante, et Eliza Donnelley a abandonné son petit garçon pour fuir son mari. Elle se cache dans cet endroit improbable sous le nom de Violet Lee.

Eliza-Violet a tout laissé, sauf son Rolleiflex. Elle ère dans Paris, avec ce troisième œil qui lui tient d’élément vivant, de dignité aussi. L’exil est douloureux, l’abandon encore plus, même si nous comprenons que celui-ci était vital : une femme seule se fond dans une ville plus facilement qu’avec un enfant. Malgré la douleur, malgré l’incertitude des jours dans une ville qui se relève tout juste de la guerre, Eliza-Violet se sent enfin libre.

Il y a une forme d’ivresse à ne plus devoir rendre de comptes, décider de ses priorités, subvenir soi-même à ses besoins. Du plus loin que je me souvienne, la solitude m’a toujours manqué, comme on aspire à l’air des montagnes quand on grandit dans la trame serrée des villes.

La façon dont la jeune femme saisit les artistes et marginaux de l’après-guerre ou les prostituées évoque immédiatement Vivian Maier, la mystérieuse photographe dont on a découvert le travail après sa mort, quand on a ouvert le garde-meubles qui recelait des milliers de négatifs.

Eliza, Violet, Vivian, autant de femmes qui se mêlent, se fondent dans cette passion de la photographie, de la ville et de l’humain, dans la volonté de liberté et la solitude. Ce ne sont pas les seuls liens avec Vivian Maier, puisque celle-ci, comme Eliza, a longtemps habité Chicago.

Dans la première partie du roman, Eliza se trouve à Paris, découvre la ville et se laisse apprivoiser par un Américain séduisant et mystérieux, Sam, qu’elle abandonne lorsqu’elle apprend qu’il était chargé par son mari de la retrouver, puis par un jazzman noir aveugle, Horacio. Continuer la lecture

La Femme révélée
Gaëlle Nohant
Grasset, janvier 2020, 384 p., 22€
ISBN : 9782246819318

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Les Lettres d’Esther de Cécile Pivot : éloge des mots, de la lenteur et de l’échange

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Juste avant le confinement je me suis rendue dans une librairie que j’aime beaucoup, Histoires sans fin à La Roche-sur-Foron. Imaginez qu’elle est située dans la « rue du silence » au cœur de la cité médiévale dont je parle dans L’Envol du sari. Une librairie tortueuse, sinueuse, enchantée, loin des immeubles formatés où l’on rencontre aussi de merveilleux libraires.

Les inévitables têtes de gondole, les squatteurs de télé, de radio, de journaux divers. Un matraquage peut-être justifié mais lassant.

— Quel livre vous a beaucoup émus tous les deux récemment ?

Les-lettres-d-EstherLe libraire et Émilie la jeune vendeuse se regardent et sont d’accord, il me faut lire Les Lettres d’Esther de Cécile Pivot. Ils m’expliquent tous les deux pourquoi ils ont été touchés par ce livre, ils prennent du temps. Voilà à quoi servent les libraires, voilà ce qui les différencie des vendeurs qui cherchent le titre sur leur terminal, mais n’ont pas lu le livre.

Esther, une libraire du Nord de la France, se lance dans un atelier d’écriture pas comme les autres : les participants vont expédier de vraies lettres par la poste à la personne de leur choix. Les personnes qui se lancent dans l’aventure sont toutes cabossées par la vie. Deuil impossible, perte de sens du métier, dépression post-partum, solitude, petit à petit les mots vont se poser sur les maux, avec la lenteur nécessaire à l’échange de courrier.

C’est ce qui m’a beaucoup plu dans ce livre, ce retour à l’attente de la lettre, le temps de la réponse et de la réflexion, loin des courriels dont la personne qui vient de les envoyer attend déjà la réponse. Continuer la lecture

Les Lettres d’Esther
Cécile Pivot
Calmann-Lévy, août 2020, 320 p., 19,50€
ISBN : 978-2-7021-6907-0

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