American Gothic, portrait d’une Amérique

Shares

Vous ne connaissez peut-être pas le titre du tableau American Gothic, pas plus que son auteur le peintre américain Grant Wood, mais vous l’avez vu de multiples fois, parce que c’est un des favoris des séries télévisées américaines qui l’utilisent à toutes les sauces : chez les Simpson, Simpson 1Dexter, Doctor Who, où il apparaît soit sous forme de personnages soit sous forme de tableau. France 2 l’a repris dans le générique de l’émission D’art d’art sur France 2, et celui de la série américaine clip_image010_thumbDesperate Housewives, où une pin-up détourne le sévère mari et met sa femme dans une boîte de sardines doit vous évoquer des souvenirs.

On le retrouve plus curieusement  sur l’affiche d’un film d’horreur anglais (American Gothic de John Hough) American Gothicet la pochette d’un album d’un groupe français, Ginger Ale, qui nous concocte une bière amère avec un titre anglais tirant lui aussi du côté obscur de la force: Daggers Drawn, traduction À couteaux tirés !

Daggers Drawn

Ce tableau a été détourné de nombreuses fois, comme s’il était si souple qu’il se prête à toutes les interprétations. Il a été utilisé pour le réveil des ancêtres de Mulan (que viennent faire ces parangons de la vertu américaine dans cette galère chinoise ?), pour La Nuit au musée 2, et cette liste incomplète risque fort de s’allonger tant le tableau de Grant Wood semble malléable.

Pourquoi un tel destin alors que ce qui est représenté dans ce tableau est si typiquement américain ? Devant une maison blanche de style gothique charpentier de l’Iowa, maison que vous pouvez observer à droite, Gothic_HouseGrant Wood flanque sa sœur et son dentiste. Il vieillit la sœurette qui se retrouve avec un austère tablier comme une fermière du siècle précédent, et  il déguise également le dentiste en fermier, lui mettant une fourche à foin plutôt qu’une fraise dans la main droite. L’histoire ne dit pas si les deux modèles improvisés ont été enchantés du résultat, mais ils y ont gagné une célébrité inattendue et ont été propulsés au rang d’archétypes. Une telle célébrité s’explique en partie par le contexte historique de ce tableau peint dans les années 30.

Si les villes américaines avaient profité de l’essor économique qui avait succédé à la première guerre mondiale, il n’en était pas de même pour les campagnes où l’on subsistait avec difficulté : une femme obligée de vivre avec son père parce qu’elle n’avait pas trouvé de mari, voilà qui devait parler profondément à beaucoup d’Américains.Grant_Wood_-_American_Gothic_- Au moment où Grant Wood a peint son tableau, la moitié de ses compatriotes se trouvaient dans un tel état de pauvreté que des troubles éclataient un peu partout dans les villes et que des milliers de familles de fermiers se retrouvaient sur les routes ou dans des sortes de camps de réfugiés, les Hoovervilles. Cette belle maison blanche traditionnelle avec ce père et cette fille vieillissante ne faisaient  rêver personne : visage figé, sévère, regard triste, on ne sait pas si l’homme tient sa fourche comme une arme pour se défendre contre d’éventuels rôdeurs affamés ou pour marquer de façon symbolique son appartenance à une communauté. Vous remarquerez que le même motif de la fourche se retrouve exactement au même niveau, dupliqué sur la chemise de l’homme : on se protège des vagabonds mais aussi du Diable. La fenêtre gothique qui domine les personnages évoque irrésistiblement une église ; la fourche de l’homme, menaçante, et les ombres qui gagnent les personnages depuis le sol, distillent l’angoisse de cette terre de foi qui désespère les hommes puisqu’elle ne les nourrit plus. Le peintre n’avait sans doute pas conscience de tout ce qu’on pouvait lire dans son tableau, lui qui avait suivi une formation parisienne et qui disait avoir mis devant la maison les personnages qui lui semblaient aller avec celle-ci. Cependant, loin de cette légèreté et de cette absence de conscience des drames qui se vivaient à ce moment de l’Histoire, il avait délivré un message d’angoisse parfaitement illustré par les films d’horreur utilisant cette image d’une Amérique à la fois folklorique et imprégnée de religion.

Plus tard ce tableau accédera à la gloire, il représentera l’essence même des débuts d’une Amérique courageuse, industrieuse et paysanne. On aura oublié Les Raisins de la colère et le désespoir qui a jeté sur les routes des millions de familles pour ne garder qu’une image si ringarde qu’on peut l’utiliser de toutes les manières. Le tableau American Gothic visible au musée de Chicago sert de passe-partout pour la culture américaine, véhiculant à la fois des valeurs traditionnels, un ennui profond et un malaise qui peuvent être mis à peu près à toutes les sauces.

Shares

Les petits chiens dans la vitrine

Shares

Les petits chiens dans la vitrineLes deux caniches regardent les badauds, bien au chaud, dans la vitrine de l’opticien. Il s’agit d’un couple anglais traditionnel, madame arbore des lunettes roses et monsieur des lunettes bleues. Deux adorables petits chiens en mousse des bois soigneusement vaporisée :  elle doit conserver sa teinte et ne pas virer au jaune lépreux des herbes mourantes.

Derrière eux, dans l’angle de la vitrine, une chaise les domine comme une déesse tutélaire. Rien d’imposant cependant, plutôt une présence gracile et précieuse comme celle d’une danseuse. Son piétement délicat, jambes légères et fines, supporte une base élégante, très travaillée et pourtant sans aucune lourdeur. Là-dessus, trois paires de lunettes plantées sur leur assise de mousse contemplent elles aussi les passants. Sur le dossier de mousse des pervenches ou des aubriètes royales forment un cale-reins du plus beau violet égayant le sous-bois inattendu.

Un détail pourtant me chiffonne : pourquoi les deux caniches sont-ils attachés au pied droit de la chaise par une laisse ? La ficelle de chanvre brun doré possède la même nuance que la peinture cuivrée dont on a recouvert la couronne sculptée de la chaise. Raffinement.

Qui attendent-ils, ces petits observateurs du quartier de Chelsea ? Une nymphe égarée dans le monde des humains ?

Shares

Vends maison de famille, et souvenirs si affinités

Shares

Vends maison de familleCela commence par la chute de la mère qui s’occupe seule de la maison de famille et de son immense jardin. Reproches sous-jacents, non-dits : il faudra vendre la maison de famille.

Nous sommes tous confrontés, un jour ou l’autre, à cette situation : que faire de cet héritage lourd de nos déceptions d’enfance, jalousies, reproches, haines parfois. Il faut se délester de ses souvenirs, et c’est ce que fait le narrateur de Vends maison de famille.

Banal ? Pas vraiment. Il y a d’abord le personnage écrasant du père, ogre jardinier obsédé par sa création, embauchant ses deux enfants, Estelle et son frère cadet comme esclaves de sa folie végétale. Les deux enfants font de la résistance à leur façon, en allant vomir aux toilettes les légumes de la soumission. La mère en arrière-plan, reste silencieuse et consentante. Avant de prendre le pouvoir après la mort du père.

Les courts chapitres virevoltent au travers des souvenirs lancés comme des balles de jongleur dans le ciel du passé, écriture fluide, élégante, légère. La virtuosité du narrateur mène à une conclusion douce-amère qui force l’admiration du lecteur : bravo l’artiste !

Un exemple parmi d’autres ? Après la mort du père, le narrateur décide de brûler le fouet avec lequel il avait été frappé durement. Las, le cuir brûle mal :

Il avait peut-être acheté un fouet indestructible. Puisqu’il refusait l’incinération, il finirait enterré. Je me rendis sur sa « tombe », un grand carré de terre planté de muguet, de jonquilles, de tulipes, de lys, de pivoines, de dahlias, de bambous, de delphiniums… Il y avait travaillé d’arrache-pied comme s’il craignait d’être pris de cour. J’y serai mieux entretenu que dans un simple cimetière. Plaisantait-il ? Il avait parfois de l’humour. Ce fut son chant du cygne, sa préparation à la mort, courtisée avec des fleurs. Lorsqu’il était tombé malade, quelques années plus tard, son mausolée était fin prêt, mais l’administration lui avait opposé que l’époque des seigneurs inhumés sur leur domaine était révolue. Entre-temps, toutes ses plantations avaient abondamment poussé. Il me fut difficile de trouver un coin de terre vierge.

L’histoire oscille entre retours en arrière, voyages dans la vie du narrateur professeur de français à l’étranger et subtiles manipulations de la mère. Elle refuse la vente de la maison et envoie à son fils un album de famille. Cette partie du roman est très réussie :

Et la voilà à présent qui cherche à me refourguer l’enfance d’un autre. Nous nageons en pleine science-fiction. Elle tente de m’implanter de faux souvenirs.

En me penchant sur la photo, je m’aperçois qu’une goutte de sueur perle sur le front lisse de mon père et s’apprête à tomber sur le sol. Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Car à Maulna, je l’ai compris très tôt, l’homme avait bien été chassé du paradis.

Dans toutes les familles les photographies, ces instantanés destinés à immortaliser un beau moment et à abolir les autres, servent à construire la légende du passé familial heureux, peut-être aussi à rétablir la balance, après le prisme déformant de la révolte :

Ma mère me suggère peut-être que j’ai la tête comme une passoire, ou pire, comme un miroir de sorcière qui déforme tout. La belle affaire ! Sa manœuvre porte un nom : blanchiment. Elle blanchit le sale passé, le trempe dans un grand bac de nettoyage pour le remettre en circulation sous la forme d’une histoire bien proprette.

Nombre d’entre nous se reconnaîtront dans cette façon de faire face à ses souvenirs, de nier l’héritage avec force alors qu’il s’exprime à pleins tubes à travers nos réactions. « Vous êtes bien le fils de votre père », dit un voisin hargneux lors d’une dispute.

Personnellement j’ai trouvé la dernière partie plutôt faible et la fin un peu bancale dans cette histoire sans pardon. Le reproche le plus important se situe au niveau des personnages. À part le pater familias et la mère, les personnages semblent falots, à la limite de l’illogique et du bricolage narratif ; la sœur qui revient brusquement de Chine avec son armada d’enfants après des années de brouille, son mari dont on n’a jamais entendu parler, Léa la femme douce et compréhensive du narrateur servant plus de faire-valoir à son époux coincé dans une adolescence prolongée… Peut-être est-ce volontaire : de notre enfance émergent les tout-puissants parents, ceux que l’on évoque lors des réunions de famille. Le reste ? Dommages collatéraux. Seule une ligne dans le ciel bleu et un objet du passé dont l’utilité est enfin révélée par la mère suggèrent une possible réconciliation.

Ces quelques réticences ne doivent pas masquer le vrai plaisir de lecture que j’ai ressenti : l’écriture de François-Guillaume Lorrain est élégante, loin de certaines recherches parfois lassantes. Laissez-vous prendre par le charme mélancolique, les touches d’humour et la cruauté de cette maison de famille dont le jardin tient plus du bagne que du vert paradis de l’enfance.

Vends maison de famille
François-Guillaume Lorrain
Flammarion, mars 2016, 224 p., 18 €
ISBN : 978-2-0813-7598-7

Shares

Les solitudes de Raymond Depardon et Edward Hopper

Shares

Elle trône, coincée entre le bleu intense et sans nuage du ciel qui mange la moitié de la photo et les nuances de gris de la route à double voie :  gris clair de l’îlot de granit, gris moyen de la route et du trottoir, gris sombre parce qu’opposé à la lumière du soleil du panneau un peu de guingois. Entre le bleu et le gris, les nuances tendres des champs vallonnés, et la voilà au milieu, avec ses couleurs sucrées et proprettes et ses touches de géraniums débordant aux fenêtres. CommercyOn dirait un jouet posé dans la solitude, tenu par les fils électriques en triangle noir dans le ciel bleu ; un jouet qui en attend d’autres pour que le jeu s’anime. Le vert du garage rappelle celui des champs, à droite de la photo. Vert amande, pâtisserie léchée amoureusement par ceux qui l’habitent et que l’on ne voit pas. Où sont-ils, ceux qui doivent animer cette maison, où sont-ils ? Pas la moindre trace d’un jardinier, d’un piéton, d’un vélo ou d’une voiture : solitude, vide, silence. Même pas un moineau ou un corbeau pour trouer le silence du ciel.

C’est une icône, cette maison de Commercy en Lorraine photographiée par Raymond Depardon. On vient de loin pour la voir ; d’autres photographes la photographient sous le même angle, espérant ainsi aspirer un peu de la notoriété de leur aîné.

À la voir, on jurerait un tableau, impossible de ne pas penser à Edward Hopper, à la maison près de la voix ferrée, même solitude, l’inquiétante étrangeté en sus. Deux maisons coincées dans une modernité, dans un ciel vide, présentes, évidentes, insistantes. Mais là où Hopper a instillé l’angoisse de la maison abandonnée à coup de rouille et de verdâtre, Depardon a laissé le choix entre l’ennui d’une retraite à meubler et la nostalgie d’une enfance rêvée avec une pâtisserie délicate.maisonpresdelavoieferree

Shares

So long, Luise, cavalcade érotique à travers le temps

Shares

So long, LuiseAu soir de sa vie, une écrivaine mondialement connue rédige son testament en faveur de sa compagne Luise, peintre de son état, et revient sur sa vie. Rabâché ? Que nenni, nous sommes chez Céline Minard, chausse-trappes garanties, coups de pieds dans la fourmilière littéraire et la morale commune itou :

Pour l’ensemble de mes affaires et l’essentiel de mes biens, je désigne comme ayant droit sur ma fortune, sur mon corps et advienne, papiers compris et archives à brûler, celle qui se tient debout dans la lumière et se dispense de vaciller, Luise XX, heres esto, artiste de son état.

Cela démarre tranquillement, vieille dame au bord d’un étang, rappel de carrière et description de la vie aquatique. Mais cela dérape très vite, adieu chronologie et mentions littéraires classiques :

Je tiens autour de moi comme les dormeurs éveillés les antichambres désorientées des fictions, des lieux et des temps où j’ai vécus.

Et voilà que ça galope, que ça flamboie d’une fête à l’autre, transsexuels et godemichés, produits aphrodisiaques divers et variés où la jactance s’excite dans la débauche et le mensonge. Le mensonge ? Mon médium d’écriture, élevé au rang d’art majeur, comment faire l’écrivain sans cet élément indispensable !  Celui-ci excite en retour l’imagination de sa victime, fonctionne comme caisse de résonance dans l’esprit des autres, parfois ravageur, parfois terrifiant. La vieille dame et sa compagne naviguent dans les eaux du temps, vieillesse et rencontre de leur jeunesse mêlées, afflux de souvenirs et geysers d’érotisme troublants.

Qu’est-ce qui crée un livre et celui-ci est-il indispensable ? Chez Céline Minard les beaux livres de la bibliothèque finissent dans un étang, dérision ou prescience de la vanité des écrits au regard du temps, impossible de démêler ; reste l’image somptueuse de cet autodafé inversé.

Mais voilà que je donne une idée fausse du livre où abondent arnaques au fisc et aux naïfs et fêtes gothiques, avant les plongées dans la forêt des arbres à frisson où les Himantopodes, les Panotes et des hordes de nains avec leur hache se chargeront de vous pourrir la vie ou de la charger d’événements, au choix.

Les sorcières n’ont pas toujours des balais, non.

Mais elles effacent leurs traces, d’une façon ou d’une autre.

C’est un fait. […]

L’exercice de la jactance a certes quelques caractéristiques et méthodes en partage avec les métiers de la volerie, et plus particulièrement peut-être avec celui de l’écorniflage, par exemple la question du costume dans ses petits détails.

C’est un fait, la jactance de Céline Minard mêle langage médiéval et crudité, anglais et néologismes pour mieux nous secouer dans sa cavalcade amorale et érotique où l’amour ne peut durer qu’à coups de surprises, complicités dans l’illicite et mensonges, bien entendu. Un mélange entre Thelma et Louise et héroïc fantasy, sexualité et impunité en plus, imagination débridée et fuite chaotique à travers le temps, où l’on passe d’un banquier terrorisé qui cède sa voiture à des nains qu’il faut contraindre à travailler pour soi. Tous les schémas de la littérature explosent, dégoupillés par la vieille dame indigne. Littérature ? Mais pour quoi faire exactement ?

Nous parlâmes de poésie bien sûr et de la fonction physique du langage. Je lui racontai comment, lors de mes débuts solitaires, j’allais de temps à autre tester mes personnages dans les bars de nuit – car les écrivains ne sont pas que des sauvages tatoués, également de pauvres hères – parce que le monde de la nuit, baigné de vapeurs divers, est plus ouvertement qu’un autre en quête d’histoires et de figures. Et parce qu’il y a toujours une époque bénie dan un bar bien mené où les potentiels se déploient – juste avant la bagarre. Je lui dis que ma préférence allait aux établissements où l’on accueille les travestis et la ribambelle de tapettes et de gousses que contient toute la ville, car alors les représentants de la normalité soi-disant égarés là, se sentent miraculeusement la liberté de s’inventer, a contrario ou en forçant leurs traits, les destins dont ils rêvent encore.

La liberté de s’inventer… Si vous n’avez jamais lu quoi que ce soit de Céline Minard, attention, liqueur forte, à consommer avec modération et ne pas lire d’une traite sous peine d’overdose.

So long, Luise
Céline Minard
Denoël, août 2011, 224 p., 17 €
ISBN : 978-2-20711136-9

Shares