Le monstre du jardin public de Funchal

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monstreIl émerge d’innocentes pousses vert tendre, rugissant, prêt à engloutir les petits d’humains qui s’éloigneraient de leur mère. Son groin hideux s’ouvre sur un désastre intérieur : qu’a-t-il dévoré avant de terrifier celui qui a le malheur de le croiser ?

Yeux terribles, de guingois dans un chaos d’épouvante. L’arcade sourcilière proéminente de son œil droit inquiète autant que le cerne prononcé qui le souligne : la créature ne dort pas bien, tourmentée par des cauchemars antédiluviens. Le côté gauche pétrifie : d’où vient cette excroissance qui ressemble à une tumeur et rend l’œil vitreux ? Le cyclope né d’une sauvagerie végétale s’apprête à frapper, bras droit levé.

Ce monstre immobile dressé dans une parade tragique ne fait peur à personne, les enfants crient et leurs mamans rêvent, elles se laissent bercer par le soleil dans le jardin public de Funchal.un peu de recul Le tronc de ce Choriza Speciosa recèle également une magnifique oreille visible sur ce cliché, en bas à gauche, et un petit monstre curieux qui observe les petits avec leur pelle et leur seau, ses deux pattes devant lui comme s’il avait envie de les rejoindre pour jouer. Une bouche dédaigneuse et nombre d’éléments anthropomorphiques peuplent également le tronc tourmenté mais personne ne les regarde,  à part les spectateurs munis d’une imagination débridée. Jouez, enfants, et rêvez, mamans, l’heure est paisible. Ce soir, avec les ombres de la nuit, c’est une autre histoire…

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Que font les rennes après Noël ? Et les petites filles après leur enfance ?

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Que font les rennes apres NoelIl était une fois une petite fille qui n’aimait pas les poupées et rêvait d’avoir un animal vivant, pas une peluche. Demande entêtée à laquelle les parents refusent d’accéder : ils lui offrent une poupée pour Noël. Terrible déception ! La petite fille s’interroge : où vont les rennes après Noël ? Que font-ils ?

Ce conditionnement inhérent à l’éducation d’un enfant ressemble fort à du dressage, et nous l’avons tous expérimenté, même si nous ne nous en souvenons plus.

Le monde est un tissu de mots, nous sommes tout entier protégés et maintenus en vie par les moyens à la fois coercitifs et maternels du texte. (p.21)

Les moyens à la fois coercitifs et maternels : mère juive omniprésente et volonté de normaliser cette enfant rebelle. Le monde des hommes est une cage pour celle qui parle d’elle à la deuxième personne, elle emploie ce « tu » agressif et dérangeant comme mise à distance et façon de secouer celle qui essaie d’ouvrir les barreaux de la cage.

En face d’elle, de ses interrogations, progressions, évolutions, les gens qui vivent avec les animaux, ou les utilisent : dresseur de loups, boucher, gardien de zoo, soigneur ;  les voilà qui s’expriment à la première personne, le « je » de l’identité, et qui racontent avec minutie leur travail et la façon dont ils ont été amenés à le choisir. Et le texte se construit, alternant les passages de la petite fille qui devient femme avec les discours des professionnels du monde animal.

Le dressage de la première en filigrane du dressage des autres.

Vous savez maintenant ce que font les rennes après Noël. Le désenchantement est une forme comme une autre d’émancipation intellectuelle. (p.194)

Ce passage incessant de l’une aux autres est déroutant, souvent fatiguant, il faut tenir la distance… Les paragraphes, très courts, oscillent en perpétuel balancier. Personnellement j’ai eu de la peine, malgré la fascination exercée par certains passages étonnants, telle cette obsession du film de Jacques Tourneur, La Féline, où une femme panthère dévore son mari après l’amour, mante religieuse du règne animal. La précision ethnologique des métiers autour du monde animal versus l’émancipation d’une femme qui finit par assumer sa sexualité est intéressante, mais le système peut lasser. Je me suis un peu perdue en route, fatiguée, agressée par ce « tu » qui n’évoquait que peu de choses en moi.

Pour vous émanciper, il vous faut d’abord renoncer (p.200)

C’est évident. Chacun et surtout chacune doit choisir sa propre cage et tordre les barreaux de son choix. Et assumer son propre désenchantement…

Voici la quatrième de couverture :

« Vous aimez les animaux. Ce livre raconte leur histoire et la vôtre. L’histoire d’une enfant qui croit que le traîneau du père Noël apporte les cadeaux et qui sera forcée un jour de ne plus y croire. Il faut grandir, il faut s’affranchir. C’est très difficile. C’est même impossible. Au fond, vous êtes exactement comme les animaux, tous ces animaux que nous emprisonnons, que nous élevons, que nous protégeons, que nous mangeons. Vous aussi, vous êtes emprisonnée, élevée, éduquée, protégée. Et ni les animaux ni vous ne savez comment faire pour vous émanciper. Pourtant il faudra bien trouver un moyen. »

Que font les rennes après Noël ?
Olivia Rosenthal
Verticales, août 2010, 216 p., 17,15 €
ISBN : 9782070130221

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Le pêcheur

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le pêcheur

Il est tout seul face à l’océan, tout seul, canne à pêche et avant-bras tendu dans un prolongement si parfait qu’ils semblent ne faire qu’un. Tee-shirt jaune qui brille au soleil, dos droit, jambes légèrement pliées, il ne ressemble pas à l’idée que l’on se fait du pêcheur tranquille. Sa casquette bleu ciel s’harmonise avec le bleu clair des vagues, il se fond dans le paysage avec légèreté : on le dirait comme suspendu en appui sur un triangle fessier.

On ne sait pas s’il écoute le ressac ou s’il a branché son petit appareil à cassettes. Ses pensées clapotent au gré de l’eau, un rocher noir dans son dos, crachat volcanique transformé en bête paisible. Face à l’océan, sa ligne presque parallèle à la jetée, il attend que ça morde. Que frétille la vie prisonnière et que le moulinet vibre d’excitation, pour qu’enfin son bras gauche serve à quelque chose.

Il n’est qu’attente, immobilité instable en face des flots, plongée dans une solitude sereine face au grand ciel vide.

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La petite visiteuse

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CuriositésLa petite visiteuse du musée Bourdelle s’ennuie ;  elle suit d’abord sa maman puis se sauve du côté du jardin. Magique ! Derrière la bordure de buis, elle a trouvé quelque chose. Une fleur ? Un escargot ? Un caillou ? Impossible de le savoir. Elle se penche, prête à saisir l’objet de sa convoitise ; sa petite main s’avance. Au même moment, la baigneuse accroupie penche le buste.

Quelle harmonie ! Les bottes grises de la mignonne curieuse renvoient au gris de la statue. Une diagonale relie l’opulente femme de bronze et la miniature brune vêtue de rose dragée. Et autour d’elles, le vert tendre des pousses de printemps.

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American Gothic, portrait d’une Amérique

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Vous ne connaissez peut-être pas le titre du tableau American Gothic, pas plus que son auteur le peintre américain Grant Wood, mais vous l’avez vu de multiples fois, parce que c’est un des favoris des séries télévisées américaines qui l’utilisent à toutes les sauces : chez les Simpson, Simpson 1Dexter, Doctor Who, où il apparaît soit sous forme de personnages soit sous forme de tableau. France 2 l’a repris dans le générique de l’émission D’art d’art sur France 2, et celui de la série américaine clip_image010_thumbDesperate Housewives, où une pin-up détourne le sévère mari et met sa femme dans une boîte de sardines doit vous évoquer des souvenirs.

On le retrouve plus curieusement  sur l’affiche d’un film d’horreur anglais (American Gothic de John Hough) American Gothicet la pochette d’un album d’un groupe français, Ginger Ale, qui nous concocte une bière amère avec un titre anglais tirant lui aussi du côté obscur de la force: Daggers Drawn, traduction À couteaux tirés !

Daggers Drawn

Ce tableau a été détourné de nombreuses fois, comme s’il était si souple qu’il se prête à toutes les interprétations. Il a été utilisé pour le réveil des ancêtres de Mulan (que viennent faire ces parangons de la vertu américaine dans cette galère chinoise ?), pour La Nuit au musée 2, et cette liste incomplète risque fort de s’allonger tant le tableau de Grant Wood semble malléable.

Pourquoi un tel destin alors que ce qui est représenté dans ce tableau est si typiquement américain ? Devant une maison blanche de style gothique charpentier de l’Iowa, maison que vous pouvez observer à droite, Gothic_HouseGrant Wood flanque sa sœur et son dentiste. Il vieillit la sœurette qui se retrouve avec un austère tablier comme une fermière du siècle précédent, et  il déguise également le dentiste en fermier, lui mettant une fourche à foin plutôt qu’une fraise dans la main droite. L’histoire ne dit pas si les deux modèles improvisés ont été enchantés du résultat, mais ils y ont gagné une célébrité inattendue et ont été propulsés au rang d’archétypes. Une telle célébrité s’explique en partie par le contexte historique de ce tableau peint dans les années 30.

Si les villes américaines avaient profité de l’essor économique qui avait succédé à la première guerre mondiale, il n’en était pas de même pour les campagnes où l’on subsistait avec difficulté : une femme obligée de vivre avec son père parce qu’elle n’avait pas trouvé de mari, voilà qui devait parler profondément à beaucoup d’Américains.Grant_Wood_-_American_Gothic_- Au moment où Grant Wood a peint son tableau, la moitié de ses compatriotes se trouvaient dans un tel état de pauvreté que des troubles éclataient un peu partout dans les villes et que des milliers de familles de fermiers se retrouvaient sur les routes ou dans des sortes de camps de réfugiés, les Hoovervilles. Cette belle maison blanche traditionnelle avec ce père et cette fille vieillissante ne faisaient  rêver personne : visage figé, sévère, regard triste, on ne sait pas si l’homme tient sa fourche comme une arme pour se défendre contre d’éventuels rôdeurs affamés ou pour marquer de façon symbolique son appartenance à une communauté. Vous remarquerez que le même motif de la fourche se retrouve exactement au même niveau, dupliqué sur la chemise de l’homme : on se protège des vagabonds mais aussi du Diable. La fenêtre gothique qui domine les personnages évoque irrésistiblement une église ; la fourche de l’homme, menaçante, et les ombres qui gagnent les personnages depuis le sol, distillent l’angoisse de cette terre de foi qui désespère les hommes puisqu’elle ne les nourrit plus. Le peintre n’avait sans doute pas conscience de tout ce qu’on pouvait lire dans son tableau, lui qui avait suivi une formation parisienne et qui disait avoir mis devant la maison les personnages qui lui semblaient aller avec celle-ci. Cependant, loin de cette légèreté et de cette absence de conscience des drames qui se vivaient à ce moment de l’Histoire, il avait délivré un message d’angoisse parfaitement illustré par les films d’horreur utilisant cette image d’une Amérique à la fois folklorique et imprégnée de religion.

Plus tard ce tableau accédera à la gloire, il représentera l’essence même des débuts d’une Amérique courageuse, industrieuse et paysanne. On aura oublié Les Raisins de la colère et le désespoir qui a jeté sur les routes des millions de familles pour ne garder qu’une image si ringarde qu’on peut l’utiliser de toutes les manières. Le tableau American Gothic visible au musée de Chicago sert de passe-partout pour la culture américaine, véhiculant à la fois des valeurs traditionnels, un ennui profond et un malaise qui peuvent être mis à peu près à toutes les sauces.

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