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Deux ans huit mois et vingt-huit nuits, c’est très long…

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deux-ans-huit-mois-et-vingt-huit-nuits_3937Il existe de mauvaises raisons de lire un roman ; le suivi moutonnier suite au matraquage médiatique, les prix littéraires et… le conformisme moral. Je n’avais jamais lu les Versets sataniques, ni les autres romans de Salman Rushdie, et je trouvais que je devais lire quelque chose d’un homme condamné à mort par une fatwa de l’ayatollah Khomeiny pour avoir écrit un roman. J’ai été punie, c’est bien fait pour moi : le conformisme en littérature comme ailleurs, est une faute, une malhonnêteté intellectuelle.

J’ai donc commencé Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, soit mille et une nuits comme les contes du même nom, l’auteur le claironne sur toutes les radios.

J’avais trouvé les histoires de Shéhérazade (la vraie) souvent répétitives, heureusement certaines coquineries devaient maintenir le sultan éveillé. Et le lecteur contemporain aussi. L’avantage des premières Mille et une nuits résidait dans leur structure  : nul besoin de tout lire, seules certaines nuits s’enchaînaient, on ne perdait pas le fil de l’histoire puisqu’il n’y en avait pas vraiment. Jamais je n’ai réussi à venir à bout des trois tomes des éditions GF-Flammarion dans la traduction d’Antoine Galland. 1 500 pages pour mille et une nuits, cela se picore, autrement l’indigestion peut être mortelle. J’aurais dû me méfier.

Les Mille et une nuits de Salman Rushdie ne durent que 312 pages écrites en plus gros caractères que leurs illustres devancières, mais c’est déjà trop. Beaucoup trop. Ces histoires de jinns qui reviennent du XIIe siècle pour mettre la pâtée aux méchants qui trouvent les humains pas assez croyants, ce n’est plus du réchauffé à ce stade-là. Son jardinier qui marche au-dessus de la boue après la tempête, cela rappelle quelqu’un, sa jinnia de la Foudre qui a engendré toute une armée, pardon, toute une descendance pour lutter contre les mauvais, les autres, les jinns puissants et méchants, c’est de l’héroïc fantasy orientale. Cela se passe à New York, les transpositions sont tellement transparentes qu’on se demande si on nous considère comme les vilains jinns, la puissance en moins. Pour le reste, reportez-vous à la théorie du goût creux : plus un camembert est fade, plus on en mange parce qu’on veut retrouver l’idée du camembert.

Je n’ai pas réussi à finir le bouquin. Bollywood sur Hudson, ce n’est pas pour moi. Les histoires qui s’étirent, les bavardages creux, le sexe de pacotille, les clins d’œil à la culture de l’auteur, tous les paravents et coquetteries de qui ressasse le même message depuis des décennies. Bien sûr que son message doit être entendu, que la terreur religieuse ne doit pas dominer le monde, mais tant de bavardages autour de cela !

Apprends-leur la langue-du-Dieu-Qui-Est-Point-Final. Il leur faut un enseignement intensif, sévère et on pourrait même dire redoutable. Souviens-toi de ce que j’ai dit à propos de la peur. La peur est le destin de l’homme. L’homme naît dans la peur, la peur du noir, de l’inconnu, des étrangers, de l’échec, des femmes. C’est la peur qui l’amène vers la foi, non parce qu’il y trouve un remède, mais parce qu’il accepte le fait que la crainte de Dieu est le sort naturel et légitime de l’homme. Apprends-leur à craindre un usage impropre des mots. Nul crime ne paraît plus impardonnable aux yeux du Tout-Puissant.

La jinnia et son armée de descendants mettent Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits pour supprimer « le chaos des étrangetés » :

Dans une ville française, les habitants commencèrent à se transformer en rhinocéros. De vieux Irlandais se mirent à vivre dans des poubelles. Un Belge se regarda dans le miroir et y vit reflété l’arrière de son crâne. Un officier russe perdit son nez et le vit qui se promenait tout seul dans Saint-Pétersbourg. Un étroit nuage fendit la pleine lune et une Espagnole qui regardait le spectacle éprouva une douleur aiguë, comme si une lame de rasoir fendait son œil par la moitié et que l’humeur vitreuse, la matière gélatineuse qui comble l’espace entre la lentille et la rétine se déversait à l’extérieur. Des fourmis sortirent d’un trou dans la paume d’une main humaine.

Cétait vraiment trop long, j’ai rendu les armes.

J’aime la littérature à l’os, les vibrations d’indignation, les resserrements de l’âme, la recherche de l’universel dans le minuscule. Les contes aussi, à condition qu’ils soient cruels et denses.

Je compatis à ce que Salman Rushdie a vécu, mais il faut constater que Les versets sataniques et sa condamnation lui ont fait une publicité mondiale. Cela a boosté sa carrière plus fort que le plus agressif combustible d’une navette spatiale. Regardez un peu la biographie annoncée en bas de la quatrième de couverture :

Membre de l’American Academy of Arts and Letters. « Distinguished Writer in Residence » à l’université de New York, ancien président du PEN American Center, Salman Rushdie a, en 2007, été annobli et élevé au rang de chevalier par la reine Elizabeth II pour sa contribution à la littérature.

Je me demande si sa Majesté a lu les romans du chevalier Rushdie…

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits
Salman Rushdie
Traduit de l’anglais par Gérard Meudal
Actes Sud, septembre 2016, 320 p., 23€
ISBN : 978-2-330-06660-4

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Mapuche, les démons de l’Argentine

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mapucheCaryl Férey écrit des thrillers, mot anglais familier passé dans le langage courant, mot désormais absolument nécessaire dans la littérature, et pas seulement policière. Thriller signifie au départ roman et film à sensation. To thrill signifie faire frissonner.

Je vous garantis que vous allez frissonner en lisant Mapuche. D’horreur. D’angoisse. D’indignation. De stupeur. D’excitation également devant ce qui est aussi un page turner pour rester dans les anglicismes, un de ces livres dont vous ne pourrez vous arracher une fois lancé dans l’intrigue.

L’histoire se passe de nos jours en Argentine (le roman a été publié en 2012), et les deux héros de ce passionnant roman sont deux cabossés de l’histoire de leur pays.

Jana est une sculptrice de vingt-huit ans qui survit dans une friche misérable. Jana est Mapuche, mot qui signifie « les gens de la terre », les autochtones qui peuplaient le Chili et l’Argentine avant d’être massacrés par les colons européens. En elle se mélangent les peuples disparus – sa grand-mère était la dernière représentante d’une ethnie – les massacres et tortures vécus par sa proche famille, le racisme dont elle est victime, et le tout donne une immense colère.

Les chrétiens les avaient dépossédés de leurs terres, mais les esprits-ancêtres lui couraient comme des fourmis rouges dans le sang. Poudre de béton sur corps tendu : la Mapuche abattit son arme encore une fois et, l’œil vissé sur l’impact, constata les dégâts. Une vraie boucherie.

Huit cent mille morts : non, les chrétiens n’avaient pas fait de quartier.

C’est ce qui les unissait…

Rubén approche la cinquantaine. Il est détective enquêteur et travaille pour les Grands-mères et les Mères de la place de Mai ; il ne recherche pas les victimes, mais les bourreaux. Rubén est le fils d’un poète disparu pendant la dictature de Videla, lui-même et sa petite sœur ont été enlevés par une de ces voitures sans plaque d’immatriculation qui semaient la terreur dans le pays. Il a connu l’horreur des geôles de l’École de la Marine, il avait quinze ans.

Jana est l’amie de Paula, un travesti qui a pris sous sa protection la jeune Luz. Et celle-ci a disparu après lui avoir laissé un message pressant. Il lui est arrivé quelque chose. Lorsqu’on retrouve le corps atrocement mutilé du jeune travesti, Jana comprend très vite que la police ne fera rien pour retrouver son assassin. Elle a peur pour Paula et s’adresse au détective qui habite dans le quartier de celle-ci.

Rubén ne s’intéresse pas tout de suite à son histoire, il enquête sur la disparition d’une photographe de mode, Maria Victoria Campallo, fille d’un très important homme d’affaires dont le cadavre ne va pas tarder à être retrouvé. Ce n’est que lorsqu’un lien peut être fait entre les deux disparitions que leur histoire commune s’enclenche. Prenez vos précautions : dès ce moment vous ne pourrez plus lâcher le livre.

Le détective sentit le picotement sur sa peau.

— C’était quand ?
— Le jour où Maria avait appelé Carlos au journal.

De nouveaux couples ombrageux s’enroulaient sur la piste, Rubén ne les cadrait plus.

— Il y avait quelqu’un avec elle ?
— Oui, une petite rousse maquillée, le genre voiture volée, se moqua Nico pour éviter les foudres de sa panthère, ils ont dû rester une heure… Pourquoi ?
— Ils ? releva Rubén.
— Pas besoin d’être physionomiste pour voir que la rousse était un trav’ ! glapit le danseur gominé sous les cris du bandonéon.

Rubén avait encore le dessin au fusain de Jana dans sa poche, qu’il avait montré ce midi à Anita. Il déplia la feuille du bloc-notes, plus nerveux qu’il voulait le laisser paraître.

— Un travesti dans ce genre ?

Nico affina son trait de moustache, jeta un œil à sa compagne, qui confirma d’un air détaché.

— Oui, opina-t-il. C’est plutôt ressemblant.

Rubén frémit à la lumière chaude des spots : Luz.

Ce roman est construit avec une habileté redoutable, impossible de s’en échapper. C’est un piège autrement important qu’il nous décrit, cependant. Celui d’une histoire dont l’Amérique du Sud peine à s’échapper. Destruction des peuples autochtones, dictatures diverses sous la bénédiction ou au moins la passivité du monde occidental, France comprise. La violence de ce qui a été vécu et continue de se vivre ne peut se comprendre sous nos climats. Aux horreurs de la colonisation ont succédé celles de la dictature. Enlèvements en pleine rue, arbitraire total, disparitions, tortures. La Terreur comme méthode de gouvernement. Les jeunes balancés vivants depuis un avion dans l’océan, les bébés adoptés par les proches ou sympathisants de la junte. Le passé n’en finit pas de hanter l’imaginaire collectif. Tout le monde connaît les Mères de la Place de Mai qui tournent, malgré les intimidations, enlèvements et assassinats, tous les jeudis. Au fil du temps, elles sont devenues des Grands-mères, quand elles ont su qu’on avait assassiné leurs enfants et pris leurs propres enfants. Soif de justice, courage et entêtement, on le sait. Ce qu’on a voulu oublier, c’est la coupe du monde de football en Argentine, à deux pas des endroits où l’on torturait.

Ce roman si bien construit, si passionnant, nous décrit de l’intérieur une tranche d’histoire contemporaine. L’histoire d’amour entre les deux héros est nécessaire pour éviter l’étouffement de la tragédie et du cynisme. Elle est nécessaire parce que c’est la force de vie, celle qui porte nos existences au-delà de l’écœurement.

Tout est vrai dans ce roman : les tortures, le maintien en place de ceux qui ont collaboré à la dictature, la corruption de la police, l’implication des religieux catholiques, la difficulté pour les présidents élus d’attaquer les responsables. Tout est là.

Je voudrais juste ajouter un message d’espoir : le 27 mai 2016, la conclusion d’un grand procès a permis de juger quinze anciens militaires pour leur participation au plan Condor.  Celui-ci a permis l’établissement de six dictatures sud-américaines et l’élimination des opposants réfugiés dans les pays voisins avec la complicité des Américains. Quant au dernier dictateur argentin, Reynaldo Bignone, il vient d’être condamné à vingt ans de prison, ce qui, vu son grand âge, équivaut à une condamnation à perpétuité.

Tout n’est pas perdu. L’Argentine est à ce jour le seul pays à affronter ses vieux démons.

Mapuche
Caryl Férey
Gallimard, avril 2012, 464 p., 19,90€
ISBN : 9782070130764

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Pastorales et réalité

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Les nouvelles sont mauvaises comme le serine la chanson, et la littérature sert parfois à se réfugier dans un paradis perdu, comme l’île de Lesbos, mais une île d’avant le tourisme, une île rêvée où les bergers et bergères s’aiment d’un amour pur et où le lecteur sourit de leur naïveté avec attendrissement. Redécouvrez Daphnis et Chloé de Longus…

daphnis-et-chloeDeux enfants s’aiment dans ce monde idyllique : Daphnis le beau chevrier et Chloé la non moins belle bergère. Idyllique, vraiment ? Tous les deux sont des enfants trouvés, ou plutôt exposés, selon la cruelle tradition antique ; lorsqu’on voulait se débarrasser d’un nouveau-né, on l’abandonnait dans un bois ou une clairière avec des objets permettant de les reconnaître, au cas où…

Bien sûr, ces deux enfants recueillis par des paysans esclaves ne ressemblent pas à leurs pseudo-géniteurs : tant de beauté ne peut provenir d’une basse extraction !

Bien sûr les amoureux vont se trouver confrontés à des obstacles variés : pirates, enlèvements, initiation sexuelle de Daphnis par une femme du voisinage, tentative de séduction homosexuelle pour le même Daphnis, de viol pour Chloé, bref de quoi pimenter ces amours bucoliques, tout cela sous le regard bienveillant des nymphes et des chèvres et au son de la syrinx de Daphnis. Que de contrariétés ! Que l’on se rassure : à la fin les géniteurs repentants reconnaissent les objets exposés en même temps que leur enfant respectif, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et Daphnis et Chloé vont enfin pouvoir convoler…

Pourquoi relire cette pastorale antique datant du IIe. ou IIIe siècle de l’ère chrétienne ? Pourquoi éprouver tant de plaisir à redécouvrir ce livre oublié en pleine saison littéraire ? Justement à cause de ce moment aussi artificiel que les promotions de Noël ou les soldes de janvier. Et peut-être aussi parce que, près avoir lu Mémoire de fille le dernier livre d’Annie Ernaux avec son initiation sexuelle glaçante, la poésie, l’humour et la douceur, la tendresse et l’érotisme de ce livre exhumé de siècles lointains, ce livre d’un auteur dont on ne sait rien mais qui a si bien conté ces « jeux de bergers » apporte une fraîcheur bienvenue. Parce que ce dépaysement suscite la nostalgie et que, malgré soi, on est troublé et attendri par ces enfants maladroits qui se cherchent, s’excitent, s’énervent de leurs désirs dans leur paradis terrestre :

Et c’était, un peu partout, le bêlement des brebis ; les agneaux gambadaient, s’agenouillaient sous leur mère et tiraient sur leur pis ; les brebis qui n’avaient pas encore porté étaient poursuivies par les béliers qui grimpaient sur elle, les immobilisaient et les saillaient, un peu partout. Les boucs, eux aussi, poursuivaient les chèvres et bondissaient sur elles, pleins de désirs, et ils se les disputaient entre eux. (…) Ce spectacle eût incité à l’amour même des hommes vieillissants ; et eux, qui étaient jeunes, pleins de sève et qui, depuis longtemps, étaient en quête de l’amour, se sentaient brûlés à ce qu’ils entendaient, et fondre à ce qu’ils voyaient, et cherchaient, eux aussi, quelque chose de plus que de se donner des baisers et se prendre dans les bras, surtout Daphnis. Car il avait grandi pendant le temps passé au logis dans l’oisiveté, et ses baisers étaient pleins d’ardeur, il s’adonnait avec passion aux embrassements, et se montrait plus curieux et hardi dans toutes ses entreprises.

Il demandait à Chloé de lui accorder tout ce qu’il voulait, et de se coucher toute nue contre son corps tout nu, plus longuement qu’ils ne faisaient auparavant.

Les descriptions de la nature débordent d’un lyrisme dont on peut se moquer, mais elles vibrent d’un jaillissement de sève rarement atteint sauf peut-être, bien des siècles plus tard, chez Émile Zola lorsqu’il écrit La Faute de l’Abbé Mouret, le cinquième volume des Rougon-Maquart. S’est-il souvenu et inspiré de la pastorale de Longus lorsqu’il a écrit les merveilleuses pages où Serge s’éveille au Paradou ? Celles-ci évoquent le même affolement des sens d’un naïf garçon confronté à ses désirs.la-faute-de-labbe-mouret

Ce fut comme une vision de forêt vierge, un enfoncement de futaie immense, sous une pluie de soleil. Dans cet éclair, le prêtre saisit nettement, au loin, des détails précis : une grande fleur jaune au centre d’une pelouse, une nappe d’eau qui tombait d’une haute pierre, un arbre colossal empli d’un vol d’oiseaux ; le tout noyé, perdu, flambant, au milieu d’un tel gâchis de verdure, d’une débauche telle de végétation, que l’horizon entier n’était plus qu’un épanouissement.

Une poésie de la jubilation de la nature, un brin excessive peut-être, mais si pleine d’allégresse, si vibrante ! Hélas, nous ne sommes pas dans une pastorale mais dans une démonstration du poids funeste de la religion et l’histoire se terminera très mal pour les deux jeunes gens. N’empêche, je ne peux que vous recommander ces deux livres qui, à presque deux mille ans de distance, suscitent des vibrations intenses grâce à une nature qui se trouve en si grand danger.

Et nous voilà revenus à l’actualité, la COP 22Roman, les changements climatiques, le nouveau président américain : la littérature est un remède à effets limités…

Daphnis et Chloé
Longus
Traduit par Aline Tallet-Bonvalot
Flammarion, 168 p., 3,90 €
ISBN : 978-2080708199

La Faute de l’abbé Mouret
Émile Zola
Le Livre de Poche, janvier 1967, 512 p., 6,10 €
ISBN : 978-2253005599

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Éclipes japonaises et trou noir nord-coréen

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 Il existe bien des façons d’entreprendre un récit. Celui-ci pourrait débuter une nuit de février 1966, dans les kilomètres qui séparent deux armées sur le qui-vive, le long de la « zone démilitarisée » entre les deux Corées. Ou par une après-midi de l’été 1978, sur une île japonaise. Il pourrait aussi prendre naissance dans une rue de Niigata, un soir, à moins que ce ne soit à bord d’un bateau qui file à pleine vitesse, pour ne pas se faire repérer, sur cette mer que les uns appellent « du Japon » quand les autres parlent de « mer de l’Est ».

eclipes-japonaisesAinsi commence le magnifique roman d’Eric Faye paru en août 2016 aux éditions du Seuil. Ces « éclipses » ne sont pas seulement japonaises, elles concernent des Américains ou des Coréens du Sud, mais aussi des gens du monde entier à qui l’on a trouvé à un moment donné une utilité pour le pays le plus fermé de la planète. La Corée du Nord est en guerre contre pratiquement le reste du monde, elle forme des espions qui doivent passer absolument pour des Japonais ou s’infiltrer chez le frère ennemi du Sud sans déclencher le doute. La Corée du Nord ne se contente pas de rodomontades, elle est dangereuse, la preuve : l’explosion en plein vol d’un vol de ligne de la Korean Airlines en 1987.

Eric Faye, grand connaisseur de cette région, entame des recherches sur ces disparitions inexpliquées ; il rencontre des victimes, lit des témoignages, contacte des spécialistes de la Corée du Nord, visite certains lieux clés. Après tout cela, comment rendre compte de ces drames humains et de ces crimes d’état sans nuire aux victimes ou à leurs familles ?

Pour restituer cette période historique qui commence en 1966 et se termine en 2012, Eric Faye a choisi la fiction et il a bien fait. Sa reconstitution de la vie des victimes d’enlèvement en Corée du Nord force l’admiration : aucun manichéisme, ce n’est pas utile. La main-mise absolue de l’état sur les esprits se suffit à elle-même. Les personnes enlevées ont leur utilité : restituer la vie japonaise dans ses moindres détails pour les futurs espions pour l’adolescente Naoko enlevée au retour de son club de sport, tourner des films pour le GI américain qui a volontairement franchi la ligne pour échapper au Vietnam trente ans plus tôt, la diversité des destins est multiple. Perversité absolue du système, les étrangers enlevés vivent comme les Coréens du Nord, mieux même parfois. Ils sont encouragés à se marier, ont des enfants :

En somme, nous vivons bien, malgré les coupures d’électricité fréquentes et les difficultés pour se chauffer. Le temps que les enfants fassent leurs devoirs, je mets en route le petit générateur chinois et ça tient comme ça jusqu’à ce qu’ils se couchent. (…)

Il faudra que je leur explique qu’une machine insatiable a ponctionné ici et là tout le cheptel humain dont elle avait besoin. Je leur dirai, aussi, que les chants appris à l’école, dans lesquels il est question de militaires heureux, de peuple qui suit sa bonne étoile malgré les sacrifices, ces chants ne sont pas la réalité. Le monde qui commence au-delà des clôtures de ce pays n’a rien à voir avec ce que nous vivons.

Tout se trouve dans ce roman construit en trois parties, comme une tragédie classique. L’enlèvement, brutal, les brimades, les lavages de cerveaux, les louanges du grand Leader à apprendre par cœur, le quotidien, la nostalgie et la terreur, la méfiance… Suite à la grande famine de 1994-1998  le gouvernement coréen est obligé de faire appel aux Japonais. Du riz contre des disparus. Marchandage, mensonges pour ne pas perdre la face, manipulations. Le retour de ceux qui ont passé la plus grande partie de leur vie en Corée du Nord est difficile, ils ne reconnaissent pas le pays dont ils sont partis si brutalement des décennies plus tôt.

Eclipse : disparition temporaire complète ou partielle d’un astre dûe à son passage dans l’ombre ou la pénombre d’un autre.

Certains ne reviennent pas, et l’auteur décrit avec une pudeur et une délicatesse infinie le désarroi de leurs familles. Magnifique roman, donc. Mais où sont les prix littéraires qui ont récompensé cette œuvre subtile et parfaitement documentée dont le style ne le cède aucunement à la cohésion interne, le propos à la documentation ? Parmi l’échantillonnage varié des prix littéraires, cette spécificité française que les observateurs étrangers observent avec fascination et moquerie, pas un qui entendrait récompenser une œuvre intelligente, humaniste et très bien écrite ?

Au fait : en Corée du Nord, l’estimation des personnes mortes de faim pendant la période dont nous parle Eric Faye varie entre un et trois millions et demi de victimes sur vingt millions d’habitants. En 2016 la population se prépare de nouveau « à manger des racines », la CIA n’ose plus parler d’une chute imminente du régime…

Éclipses japonaises
Éric Faye
Éditions du Seuil, août 2016, 240 p., 18€
ISBN : 978-2-02-131849-4

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En attendant Bojangles, la danse de l’amour fou

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en-attendant-bojangles-223x330Un petit garçon raconte l’histoire de ses parents, leur vie fantasque où les repères habituels ont disparu, comme si rien n’existait à part le plaisir, la surprise, la danse et les inventions toutes plus surprenantes les unes que les autres :

Je n’ai jamais bien compris pourquoi, mais mon père n’appelait jamais ma mère plus de deux jours de suite par le même prénom. Même si certains prénoms la lassaient plus vite que d’autres, ma mère aimait beaucoup cette habitude et, chaque matin dans la cuisine, je la voyais observer mon père, le suivre d’un regard rieur, le nez dans son bol, ou le menton dans les mains, en attendant le verdict. (…)

Un jour par an seulement, ma mère possédait un prénom fixe. Le 15 février elle s’appelait Georgette. Ce n’était pas son vrai prénom, mais la Sainte-Georgette avait lieu le lendemain de la Saint-Valentin. Mes parents trouvaient tellement peu romantique de s’attabler dans un restaurant entourés d’amours forcés, en service commandé. Alors chaque année, ils fêtaient la Sainte-Georgette en profitant d’un restaurant désert et d’un service à leur seule disposition.

Ces parents hors du commun vivent une passion folle, dans tous les sens du terme. Très vite le travail du père disparaît, et c’est la fête perpétuelle, les réceptions, le château en Espagne, un vrai château où la mère donne toute sa démesure. On danse et on boit beaucoup sous le regard de Mademoiselle Superfétatoire, l’oiseau africain et celui de l’Ordure, l’ami sénateur du père. Le petit garçon joint ses mensonges à ceux de ses parents et quitte très vite l’école où la fantaisie n’est pas vraiment de mise. Cela donne beaucoup de scènes très drôles, et puis l’ambiance s’obscurcit quand la fantaisie de la mère devient dangereuse et révèle de graves problèmes psychiatriques…

C’est une histoire qui ressemble très fort à la chanson qui donne le titre du livre :

Maman me racontait souvent l’histoire de Mister Bojangles. Son histoire était comme sa musique : belle, dansante et mélancolique. C’est pour ça que mes parents aimaient les slows avec Monsieur Bojangles, c’était une musique pour les sentiments. Il vivait à la Nouvelle-Orléans, même si c’était il y a longtemps, dans le vieux temps, il n’y avait rien de nouveau là-dedans. Au début, il voyageait avec son chien et ses vieux vêtements, dans le sud d’un autre continent. Puis son chien était mort, et plus rien n’avait été comme avant. Alors il allait danser dans les bars, toujours avec ses vieux vêtements. Il dansait Monsieur Bojangles, il dansait vraiment tout le temps, comme mes parents. Pour qu’il danse, les gens lui payaient des bières, alors il dansait dans son pantalon trop grand, il sautait très haut et retombait tout doucement. Maman me disait qu’il dansait pour faire revenir son chien, elle le savait de source sûre. Et elle, elle dansait pour faire revenir Monsieur Bojangles. C’est pour ça qu’elle dansait tout le temps. Pour qu’il revienne, tout simplement.

Celle qui n’a jamais le même prénom danse et boit, pour que les fantômes qui la hantent s’éloignent, pour que revienne le temps du bonheur, tout simplement.

Ce premier roman touche par ses maladresses-même. Cette façon de mettre en italique les carnets du père intercalés dans l’histoire comme un éclairage un peu superflu, la fin attendue, la naïveté convenue du petit garçon… Il y dans ce texte une petite musique proche de F. Scott Fitzgerald : tendre est la fête, tendre est le tête-à-tête avec la folie quand on aime plus que tout. Et un soupçon d’amertume devant la fragilité de l’instant présent. Et la voix mélancolique de Nina Simone nous emporte : Monsieur Bojangles danse.

En attendant Bojangles
Olivier Bourdeaut
Finitude, janvier 2016, 160 p., 15,50 €
ISBN : 978-2-36339-063-9

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