Archives par étiquette : Roman

Cent ans : le hareng, la mer et l’amertume

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cent-ansJe vous propose une saga norvégienne familiale, pour sortir de l’hexagone et de ses micro-tourments biographiques : Cent ans de la vie d’une famille vus à travers le regard des femmes qui se succèdent de génération en génération.
N’attendez pas de grandes envolées lyriques, une ode au passé de familles triomphantes, avec histoires d’amour et déchirements, entre Dallas et Le sang de la vigne où la belle héroïne est sacrifiée sur l’autel de la cohésion et de la richesse familiale. Saga est un mot mal choisi pour ce texte puissant, rugueux, plein de sentiments violents qui ne doivent rien à la fiction. Ce livre tient de l’arrachement et de l’imprécation.

Lisez plutôt les toutes premières lignes de ce pavé de presque six cents pages qui se dévore de manière addictive :

La honte. Pour moi, c’est le cœur du problème. La honte, j’ai toujours essayé de la camoufler, de l’esquiver ou d’y échapper. Écrire des livres est en soi une honte difficile à cacher puisqu’elle est documentée de manière irréfutable. La honte y trouve son format, pour ainsi dire.
Durant mon enfance et mon adolescence à Versterälen, je tiens un journal dont le contenu est terrifiant. Si éhonté qu’il ne doit tomber sous les yeux de personne. Les cachettes sont diverses, mais la première est dans l’étable vide de la ferme que nous habitons. Sur une solive que je peux atteindre par une trappe aménagée dans le plancher et qui servait autrefois à évacuer le fumier. l’étable devient en quelque sorte un lieu d’asile. Vide. À part les poules. Et j’ai pour tâche de leur donner à manger. […]
Un dimanche matin, il fait son entrée dans l’étable. Je pense à me sauver mais il bouche l’entrée. Je dissimule le carnet en le faisant glisser dans ma botte avant même qu’il ne s’en rende compte. Ce n’est pas non plus le carnet qui l’intéresse, car il ignore encore ce que je peux bien trouver à écrire.

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Cent ans
Herbjørg Wassmo
Traduit du norvégien par Luce Hinsch
Gaïa, février 2011, 557 p., 24€
ISBN : 978-2-84720-182-6

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Black coffee, avec trop de crème

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black-coffeeVoilà un roman policier qui cumule le meilleur et le pire de ce que l’on peut écrire.

Le long de la mythique route 66, un assassin psychopathe sème les morts comme des cailloux durant des décennies. Impossible à découvrir : pas de témoin, l’immensité américaine pour compagne. Pas de témoin ? Un enfant de huit ans, Desmond, a échappé au massacre de sa famille, il deviendra criminologue, bien sûr.

L’assassin vieillit, vit l’intense frustration de qui a créé une œuvre d’art non reconnue ; il choisit un Français qui a fui sa famille lors de vacances américaines pour écrire son histoire. Ce mauvais père, mauvais mari ayant laissé sa femme dans une situation morale et financière inextricable sent qu’il tient un filon et décide d’expédier le cahier à sa femme. Les confessions d’un serial killer valent de l’or.

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Black coffee
Sophie Loubière
Fleuve Noir, février 2013, 564 p., 20,90 €
ISBN : 978-2-265-09407-9

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Mémoire de fille, l’origine de l’œuvre

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J’ai mis du temps à rendre compte de Mémoire de fille d’Annie Ernaux, parce que ce livre d’à peine 150 pages m’a mise KO debout par sa violence, son âpreté et sa puissance.

memoire-de-filleOn sait que l’auteur poursuit depuis maintenant plus de quarante ans le même sillon autobiographique, loin des complaisances de certain(e)s, loin de tout sentimentalisme, loin de tout pittoresque. Une série de faits, de constats, d’immersion au plus près de la vérité de l’être. Une femme qui restitue avec une force d’évocation sidérante les étapes importantes de sa vie. Une femme qui marche, si proche de l’homme de Giacometti, si universelle. Bouleversante. Choquante. Quoi, si peu d’affection pour cette jeune fille naïve et perdue ? Quoi, une loupe d’entomologiste pour restituer ses humiliations, son entêtement, sa bêtise même ? Quoi, si peu de dignité pour révéler l’étendue du mépris dont elle a été victime ?

J’ai voulu l’oublier cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue.

L’été 1958, celle qui s’appelle encore Annie Duchêne part comme monitrice en colonie de vacances. C’est la première fois qu’elle sort de chez elle et elle va connaître sa première expérience sexuelle, une nuit avec le moniteur-chef de la colonie.

Il y a une expression pour dire exactement la force et la stupeur de l’événement. Au sens exact du terme, je n’en suis jamais revenue, je ne me suis jamais relevée de ce lit (2005, dans L’Usage de la photo).

Un mois d’excitation et de honte, pendant lequel Annie est pour les autres moniteurs un « objet de mépris et de dérision », mais un mois de bravade aussi :

Il a été écrit, sans minoration, sur la glace du lavabo de ma chambre, en grosses lettres rouges avec mon dentifrice : Vive les putains. (Formulation qui avait déclenché la rage de ma coturne – une sage, qui n’a eu qu’un seul flirt – et suscité de ma part la remarque ironique : c’est le pluriel qui te gêne ?)

Cette fille dont tout le monde se moque et qui sera refusée à la colonie l’année suivante, vit une honte de fille à laquelle s’ajoutera  la honte de la transgression sociale ; elle n’est pas encore l’écrivain que nous connaissons, mais le matériau est là, l’origine violente de ce travail si particulier est là.

L’avenir d’une acquisition est imprévisible.

Annie Ernaux raconte les deux années qui ont suivi : le lycée Jeanne d’Arc où elle est déjà déclassée, le séjour en Angleterre, l’erreur de l’école normale qui rendait son père si fier, ses débuts de jeune-épouse-mère-de-famille :

Cette mémoire-là aussi est implacable.

Les fondations de l’œuvre sont là, dans ces pages dont la rédaction a été différée pendant des décennies :

La grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n’importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte.

Aller jusqu’au bout de 1958, c’est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser.

Ressusciter cette ignorance absolue et cette attente. L’absence de signification de ce qui arrive.

On peine à comprendre l’absolue soumission de cette jeune fille qui se couche quand on le lui demande, qui obéit

à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre, il lui aurait bien fallu subir.

Les femmes actuelles sont très loin de cette fille de 1958, elles ont connu pour la plupart de tout autres premières expériences sexuelles. D’où vient alors la force de ce livre ? D’où vient que cette fille marionnette un peu bécasse, cette fille comme un papillon maladroit qui se cogne à la vitre nous touche tellement ? Personnellement je ne peux pas me reconnaître, malgré l’universalité du propos de l’auteur, dans cette fille soumise, mai 68 et la conscience féministe sont passés par là. Mais la façon dont Annie Ernaux réussit à

Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui est arrivé, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé

me sidère.

Une femme qui marche. Qui butte sur un caillou, s’enfonce dans la boue et se redresse. Une femme qui se souvient et restitue la force brute de ce qui l’a enfoncée, salie, et lui a donné paradoxalement les matériaux de son œuvre. Après ce livre, je me demande ce qu’Annie Ernaux va pouvoir écrire.

Mémoire de fille
Annie Ernaux
Gallimard, avril 2016, 160 p., 15€
ISBN : 978-2-07-014597-3

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Deux ans huit mois et vingt-huit nuits, c’est très long…

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deux-ans-huit-mois-et-vingt-huit-nuits_3937Il existe de mauvaises raisons de lire un roman ; le suivi moutonnier suite au matraquage médiatique, les prix littéraires et… le conformisme moral. Je n’avais jamais lu les Versets sataniques, ni les autres romans de Salman Rushdie, et je trouvais que je devais lire quelque chose d’un homme condamné à mort par une fatwa de l’ayatollah Khomeiny pour avoir écrit un roman. J’ai été punie, c’est bien fait pour moi : le conformisme en littérature comme ailleurs, est une faute, une malhonnêteté intellectuelle.

J’ai donc commencé Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, soit mille et une nuits comme les contes du même nom, l’auteur le claironne sur toutes les radios.

J’avais trouvé les histoires de Shéhérazade (la vraie) souvent répétitives, heureusement certaines coquineries devaient maintenir le sultan éveillé. Et le lecteur contemporain aussi. L’avantage des premières Mille et une nuits résidait dans leur structure  : nul besoin de tout lire, seules certaines nuits s’enchaînaient, on ne perdait pas le fil de l’histoire puisqu’il n’y en avait pas vraiment. Jamais je n’ai réussi à venir à bout des trois tomes des éditions GF-Flammarion dans la traduction d’Antoine Galland. 1 500 pages pour mille et une nuits, cela se picore, autrement l’indigestion peut être mortelle. J’aurais dû me méfier.

Les Mille et une nuits de Salman Rushdie ne durent que 312 pages écrites en plus gros caractères que leurs illustres devancières, mais c’est déjà trop. Beaucoup trop. Ces histoires de jinns qui reviennent du XIIe siècle pour mettre la pâtée aux méchants qui trouvent les humains pas assez croyants, ce n’est plus du réchauffé à ce stade-là. Son jardinier qui marche au-dessus de la boue après la tempête, cela rappelle quelqu’un, sa jinnia de la Foudre qui a engendré toute une armée, pardon, toute une descendance pour lutter contre les mauvais, les autres, les jinns puissants et méchants, c’est de l’héroïc fantasy orientale. Cela se passe à New York, les transpositions sont tellement transparentes qu’on se demande si on nous considère comme les vilains jinns, la puissance en moins. Pour le reste, reportez-vous à la théorie du goût creux : plus un camembert est fade, plus on en mange parce qu’on veut retrouver l’idée du camembert.

Je n’ai pas réussi à finir le bouquin. Bollywood sur Hudson, ce n’est pas pour moi. Les histoires qui s’étirent, les bavardages creux, le sexe de pacotille, les clins d’œil à la culture de l’auteur, tous les paravents et coquetteries de qui ressasse le même message depuis des décennies. Bien sûr que son message doit être entendu, que la terreur religieuse ne doit pas dominer le monde, mais tant de bavardages autour de cela !

Apprends-leur la langue-du-Dieu-Qui-Est-Point-Final. Il leur faut un enseignement intensif, sévère et on pourrait même dire redoutable. Souviens-toi de ce que j’ai dit à propos de la peur. La peur est le destin de l’homme. L’homme naît dans la peur, la peur du noir, de l’inconnu, des étrangers, de l’échec, des femmes. C’est la peur qui l’amène vers la foi, non parce qu’il y trouve un remède, mais parce qu’il accepte le fait que la crainte de Dieu est le sort naturel et légitime de l’homme. Apprends-leur à craindre un usage impropre des mots. Nul crime ne paraît plus impardonnable aux yeux du Tout-Puissant.

La jinnia et son armée de descendants mettent Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits pour supprimer « le chaos des étrangetés » :

Dans une ville française, les habitants commencèrent à se transformer en rhinocéros. De vieux Irlandais se mirent à vivre dans des poubelles. Un Belge se regarda dans le miroir et y vit reflété l’arrière de son crâne. Un officier russe perdit son nez et le vit qui se promenait tout seul dans Saint-Pétersbourg. Un étroit nuage fendit la pleine lune et une Espagnole qui regardait le spectacle éprouva une douleur aiguë, comme si une lame de rasoir fendait son œil par la moitié et que l’humeur vitreuse, la matière gélatineuse qui comble l’espace entre la lentille et la rétine se déversait à l’extérieur. Des fourmis sortirent d’un trou dans la paume d’une main humaine.

Cétait vraiment trop long, j’ai rendu les armes.

J’aime la littérature à l’os, les vibrations d’indignation, les resserrements de l’âme, la recherche de l’universel dans le minuscule. Les contes aussi, à condition qu’ils soient cruels et denses.

Je compatis à ce que Salman Rushdie a vécu, mais il faut constater que Les versets sataniques et sa condamnation lui ont fait une publicité mondiale. Cela a boosté sa carrière plus fort que le plus agressif combustible d’une navette spatiale. Regardez un peu la biographie annoncée en bas de la quatrième de couverture :

Membre de l’American Academy of Arts and Letters. « Distinguished Writer in Residence » à l’université de New York, ancien président du PEN American Center, Salman Rushdie a, en 2007, été annobli et élevé au rang de chevalier par la reine Elizabeth II pour sa contribution à la littérature.

Je me demande si sa Majesté a lu les romans du chevalier Rushdie…

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits
Salman Rushdie
Traduit de l’anglais par Gérard Meudal
Actes Sud, septembre 2016, 320 p., 23€
ISBN : 978-2-330-06660-4

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Mapuche, les démons de l’Argentine

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mapucheCaryl Férey écrit des thrillers, mot anglais familier passé dans le langage courant, mot désormais absolument nécessaire dans la littérature, et pas seulement policière. Thriller signifie au départ roman et film à sensation. To thrill signifie faire frissonner.

Je vous garantis que vous allez frissonner en lisant Mapuche. D’horreur. D’angoisse. D’indignation. De stupeur. D’excitation également devant ce qui est aussi un page turner pour rester dans les anglicismes, un de ces livres dont vous ne pourrez vous arracher une fois lancé dans l’intrigue.

L’histoire se passe de nos jours en Argentine (le roman a été publié en 2012), et les deux héros de ce passionnant roman sont deux cabossés de l’histoire de leur pays.

Jana est une sculptrice de vingt-huit ans qui survit dans une friche misérable. Jana est Mapuche, mot qui signifie « les gens de la terre », les autochtones qui peuplaient le Chili et l’Argentine avant d’être massacrés par les colons européens. En elle se mélangent les peuples disparus – sa grand-mère était la dernière représentante d’une ethnie – les massacres et tortures vécus par sa proche famille, le racisme dont elle est victime, et le tout donne une immense colère.

Les chrétiens les avaient dépossédés de leurs terres, mais les esprits-ancêtres lui couraient comme des fourmis rouges dans le sang. Poudre de béton sur corps tendu : la Mapuche abattit son arme encore une fois et, l’œil vissé sur l’impact, constata les dégâts. Une vraie boucherie.

Huit cent mille morts : non, les chrétiens n’avaient pas fait de quartier.

C’est ce qui les unissait…

Rubén approche la cinquantaine. Il est détective enquêteur et travaille pour les Grands-mères et les Mères de la place de Mai ; il ne recherche pas les victimes, mais les bourreaux. Rubén est le fils d’un poète disparu pendant la dictature de Videla, lui-même et sa petite sœur ont été enlevés par une de ces voitures sans plaque d’immatriculation qui semaient la terreur dans le pays. Il a connu l’horreur des geôles de l’École de la Marine, il avait quinze ans.

Jana est l’amie de Paula, un travesti qui a pris sous sa protection la jeune Luz. Et celle-ci a disparu après lui avoir laissé un message pressant. Il lui est arrivé quelque chose. Lorsqu’on retrouve le corps atrocement mutilé du jeune travesti, Jana comprend très vite que la police ne fera rien pour retrouver son assassin. Elle a peur pour Paula et s’adresse au détective qui habite dans le quartier de celle-ci.

Rubén ne s’intéresse pas tout de suite à son histoire, il enquête sur la disparition d’une photographe de mode, Maria Victoria Campallo, fille d’un très important homme d’affaires dont le cadavre ne va pas tarder à être retrouvé. Ce n’est que lorsqu’un lien peut être fait entre les deux disparitions que leur histoire commune s’enclenche. Prenez vos précautions : dès ce moment vous ne pourrez plus lâcher le livre.

Le détective sentit le picotement sur sa peau.

— C’était quand ?
— Le jour où Maria avait appelé Carlos au journal.

De nouveaux couples ombrageux s’enroulaient sur la piste, Rubén ne les cadrait plus.

— Il y avait quelqu’un avec elle ?
— Oui, une petite rousse maquillée, le genre voiture volée, se moqua Nico pour éviter les foudres de sa panthère, ils ont dû rester une heure… Pourquoi ?
— Ils ? releva Rubén.
— Pas besoin d’être physionomiste pour voir que la rousse était un trav’ ! glapit le danseur gominé sous les cris du bandonéon.

Rubén avait encore le dessin au fusain de Jana dans sa poche, qu’il avait montré ce midi à Anita. Il déplia la feuille du bloc-notes, plus nerveux qu’il voulait le laisser paraître.

— Un travesti dans ce genre ?

Nico affina son trait de moustache, jeta un œil à sa compagne, qui confirma d’un air détaché.

— Oui, opina-t-il. C’est plutôt ressemblant.

Rubén frémit à la lumière chaude des spots : Luz.

Ce roman est construit avec une habileté redoutable, impossible de s’en échapper. C’est un piège autrement important qu’il nous décrit, cependant. Celui d’une histoire dont l’Amérique du Sud peine à s’échapper. Destruction des peuples autochtones, dictatures diverses sous la bénédiction ou au moins la passivité du monde occidental, France comprise. La violence de ce qui a été vécu et continue de se vivre ne peut se comprendre sous nos climats. Aux horreurs de la colonisation ont succédé celles de la dictature. Enlèvements en pleine rue, arbitraire total, disparitions, tortures. La Terreur comme méthode de gouvernement. Les jeunes balancés vivants depuis un avion dans l’océan, les bébés adoptés par les proches ou sympathisants de la junte. Le passé n’en finit pas de hanter l’imaginaire collectif. Tout le monde connaît les Mères de la Place de Mai qui tournent, malgré les intimidations, enlèvements et assassinats, tous les jeudis. Au fil du temps, elles sont devenues des Grands-mères, quand elles ont su qu’on avait assassiné leurs enfants et pris leurs propres enfants. Soif de justice, courage et entêtement, on le sait. Ce qu’on a voulu oublier, c’est la coupe du monde de football en Argentine, à deux pas des endroits où l’on torturait.

Ce roman si bien construit, si passionnant, nous décrit de l’intérieur une tranche d’histoire contemporaine. L’histoire d’amour entre les deux héros est nécessaire pour éviter l’étouffement de la tragédie et du cynisme. Elle est nécessaire parce que c’est la force de vie, celle qui porte nos existences au-delà de l’écœurement.

Tout est vrai dans ce roman : les tortures, le maintien en place de ceux qui ont collaboré à la dictature, la corruption de la police, l’implication des religieux catholiques, la difficulté pour les présidents élus d’attaquer les responsables. Tout est là.

Je voudrais juste ajouter un message d’espoir : le 27 mai 2016, la conclusion d’un grand procès a permis de juger quinze anciens militaires pour leur participation au plan Condor.  Celui-ci a permis l’établissement de six dictatures sud-américaines et l’élimination des opposants réfugiés dans les pays voisins avec la complicité des Américains. Quant au dernier dictateur argentin, Reynaldo Bignone, il vient d’être condamné à vingt ans de prison, ce qui, vu son grand âge, équivaut à une condamnation à perpétuité.

Tout n’est pas perdu. L’Argentine est à ce jour le seul pays à affronter ses vieux démons.

Mapuche
Caryl Férey
Gallimard, avril 2012, 464 p., 19,90€
ISBN : 9782070130764

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