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L’amie prodigieuse, la remarquable saga d’Elena Ferrante

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L'amie prodigieuseLe mystère Elena Ferrante alimente les gazettes littéraires depuis longtemps, moi, ce qui me semblait un mystère, c’est le succès phénoménal de sa saga autour des amies d’enfance napolitaines, Lila et Elena.

Est-ce dû au fait que les deux amies grandissent et vieillissent au fil des volumes (trois déjà publiés, nous sommes en attente du quatrième) ? Au contexte historique, puisque l’histoire des deux amies traverse celle de l’Italie depuis la fin des années cinquante jusqu’à nos jours ? À l’histoire d’amitié féminine teintée de concurrence et de séduction ?

La narratrice porte le prénom de l’auteur, Elena. L’amie prodigieuse, c’est l’autre. Fille d’un modeste cordonnier, Lila possède l’audace et la brillante intelligence, la méchanceté et la séduction. Elena se sent du côté terne de leur histoire, même si elle poursuivra des études alors que Lila arrêtera à la fin de l’école primaire pour travailler dans l’échoppe paternelle.

On se laisse vite prendre par l’histoire, le côté sombre de cette enfance dans un quartier de Naples où règne la violence : Continuer la lecture

L’amie prodigieuse
Elena Ferrante
Traduit de l’italien par Elsa Damien
Gallimard, octobre 2016, 429 p., 8,20 €
ISBN : 978-2-07-046612-2

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La tache de Philip Roth : mensonge, hypocrisie et désastre

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la tacheLa tache, titre américain The human stain (la tache, la souillure, la honte, la flétrissure humaine), est le troisième roman de la fresque américaine de Philip Roth. Pastorale américaine parlait de la guerre du Viêt Nam, et J’ai épousé un communiste du maccarthysme. En 1998, moment où Philip Roth commence son roman, l’Amérique est en pleine affaire Monika Lewinsky, cette histoire sexuelle qui a pris des proportions délirantes, avec aveux télévisuels du président et le parlement qui doit voter la destitution de Bill Clinton. C’est l’ancrage temporel très précis de ce roman écrit en pleine actualité américaine. Le roman a été publié dans sa version originale en 2000 et sa traduction française en 2002. Il a obtenu le prix Médicis étranger.

La tache est l’allusion transparente à ce qui a souillé la robe de la jeune Monika et dont toute l’Amérique, choquée et enchantée, a fait ses choux gras pendant des mois, mais le titre américain est beaucoup plus général que le titre français : la souillure humaine, quasi la honte originelle.

Le livre commence très fort, comme une sorte de transcription de ce qui anime l’Amérique cet été-là :

À l’été 1998, mon voisin Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l’université d’Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d’années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m’a confié qu’à l’âge de soixante-et-onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l’université qui n’en avait que trente-quatre.

Cet aveu d’une transgression salace n’annonce pas une duplication de l’actualité mais un véritable réquisitoire contre le « politiquement correct », ce conformisme intellectuel qui peut virer à la chasse aux sorcières. Philip Roth nous présente une université gangrenée par la médiocrité et les obsessions du moment, comme le racisme ou le féminisme.

Ancien doyen de la faculté d’Athéna, le très honoré professeur de littérature grecque ancienne Coleman Silk a été accusé deux ans avant le début du roman de racisme par deux élèves qu’il n’avait jamais vus à son cours. Il les avait traités de zombies ; malheureusement le terme a une acception particulière dans le langage populaire, quelque chose comme bamboula. Les deux élèves en question sont noirs, la machine s’emballe. Le professeur démissionne et sa femme Iris meurt peu après. Coleman demande à son voisin et écrivain Nathan Zuckerman d’écrire la façon dont on a assassiné sa femme. Nathan Zuckerman, le double de l’auteur que l’on retrouve dans nombre de ses romans.

L’inculture crasse des étudiants américains devant lesquels s’inclinent leurs professeurs par veulerie et opportunisme est soulignée à plusieurs reprises par Philip Roth ; soit par l’intermédiaire de Delphine Roux, la Française ennemie jurée de Coleman dans le département de littérature ou celui d’Ernestine,  la sœur de Coleman :

Du temps de mes parents, et encore du mien et du vôtre, les ratages étaient mis sur le compte de l’individu. Maintenant, on remet la matière en cause. C’est trop difficile d’étudier les auteurs de l’Antiquité, donc c’est la faute de ces auteurs. Aujourd’hui, l’étudiant se prévaut de son incompétence comme d’un privilège. Je n’y arrive pas, c’est donc que la matière pèche, c’est surtout que pèche ce mauvais professeur qui s’obstine à l’enseigner. Il n’y a plus de critères, monsieur Zuckerman, il n’y a plus que des opinions. (p. 406)

La carrière d’un homme qui a rendu à l’université son prestige intellectuel en virant tous les médiocres et les paresseux, celle d’un homme qui a engagé le premier enseignant noir d’Athéna, est ruinée parce qu’il a utilisé un terme dans son acception réelle et non argotique. Coleman Silk ne trouvera aucun soutien parmi les enseignants qu’il a nommés, pas même auprès de ce professeur qui lui doit sa carrière.

Lâcheté et fuite en avant des milieux intellectuels, démission devant la médiocrité.

Le professeur ne sert pas seulement à une brillante démonstration, il est le héros de cette tragédie grecque dont il a enseigné la violence et la cruauté à ses élèves. On n’échappe pas à son destin, nous disent les tragédies antiques, on se rebelle mais on paie le prix fort.

Coleman Silk (la soie en anglais, faut-il le préciser) a transgressé toute sa vie. Il a refusé le destin qui lui était imposé, s’est créé une identité qui lui a imposé la rupture totale avec sa famille d’origine. Cette histoire de sexe de la fin de sa vie avec une femme qui se prétend illettrée est peut-être la dernière transgression dont il s’est rendu coupable. La fin ne peut être que tragique, bien sûr, et les commérages qui suivront sa mort rappelleront l’actualité américaine à l’origine du roman.

La tache est un texte d’une grande puissance, un torrent qui étrille cette Amérique bien-pensante que vomit l’auteur. Il met à nu la façon dont on a traité les anciens combattants du Viêt Nam avec Les Farley, l’ex mari de Faunia la femme de ménage. Il montre l’exploitation des miséreux avec Faunia. Le conformisme et le naufrage de l’éducation à travers l’université d’Athéna et la façon dont elle a traité un homme respecté.

Nous sommes loin d’un roman à thèses, plutôt dans une immersion au bord de l’asphyxie dans la vie des personnages. L’extraordinaire travail sur les personnages secondaires comme Delphine Roux, l’ennemie intime de Coleman dans le département me sidère. Ce roman contient plusieurs romans qui pourraient se suffire à eux-mêmes. Bien sûr, Nathan Zuckerman est présent, le plus discret des personnages comme il se doit pour un prédateur qui doit engloutir la vie des autres pour mieux la restituer. Coleman est conscient de ce qu’il offre au romancier :

Que je sombre dans les confidences. Que j’égrène le passé en sa compagnie. Que je le fasse m’écouter. Que je lui aiguise son sens de la réalité, à ce romancier. Que je nourrisse la conscience d’un romancier, avec ses mandibules toujours prêtes. Chaque catastrophe qui s’abat lui est matière première. La catastrophe, c’est sa chair à canon. Mais moi, en quoi la transformer ? elle me colle à la peau. Je n’ai pas le langage, moi, la forme, la structure, la signification ; je me passe de la règle des trois unités, de la catharsis, de tout. (p. 215)

Mais le romancier ne vit pas sans danger :

Voilà ce qui arrive quand on écrit des livres. Ce n’est pas seulement qu’une force vous pousse à partir à la découverte des choses ; une force les met sur votre route. Tout à coup, tous les chemins de traverse se mettent à converger sur votre obsession. (p. 422-423)

Un romancier se prend pour Dieu, et lui aussi doit payer le prix de sa transgression.

J’aimerais faire mention de la superbe traduction de Josée Kamoun en donnant pour exemple la description de Coleman par le narrateur-écrivain :

Vu de près, ce visage était talé et abîmé comme un fruit tombé de son étal et dans lequel les chalands successifs ont donné des coups de pieds au passage. (p. 24) […]

Coleman avait cette joliesse incongrue, ce visage de marionnette presque, que l’on voit aux acteurs vieillissants jadis célèbres à l’écran dans des rôles d’enfants espiègles, et sur qui l’étoile juvénile s’est imprimée, indélébile. (p. 27)

Si La tache vous a échappé lors de sa parution, réparez votre erreur : les tares de l’Amérique ne sont pas guéries…

La tache
Philip Roth
Trad. de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun
Gallimard, août 2002, 448 p., 25 €
ISBN : 9782070759071

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La route de Beit Zera, les beaux silences d’Hubert Mingarelli

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La route de Beit ZeraLa trame de La route de Beit Zera d’Hubert Mingarelli est limpide : un homme âgé vit avec sa chienne qui va bientôt mourir dans une maison isolée ; un adolescent rend souvent visite à l’animal. Le vieil homme fabrique des boîtes en carton dans le but de rejoindre son fils qui se trouve en Nouvelle-Zélande.

L’histoire se déroule en Israël, près du lac de Tibériade et de la ville de Beit Zera. Stépan fabrique les boîtes pour Eran, son ami depuis qu’ils ont fait le service militaire ensemble.

Une histoire où il ne se passe pas grand chose, où la violence du conflit israélo-palestinien n’apparaît pas au premier abord, aucune allusion, juste un quotidien routinier :

Une fois par mois, Samuelson passait à la coopérative de Beit Zera et achetait pour Stépan de quoi boire, manger et fumer. Vers le soir, il garait son camion devant la baraque en planches et aidait Stépan à porter ses provisions dans la maison. Ensuite ils chargeaient les boîtes façonnées durant la semaine. Puis ils restaient dehors sous la véranda et prenaient une cuite.

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La route de Beit Zera
Hubert Mingarelli
Stock, janvier 2015, 160 p., 16 €
ISBN : 978-2-234-07810-9

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La Servante abyssine, splendide roman intemporel

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servante_abyssineJanvier : rentrée littéraire, mois du blanc et des soldes. Dans le désordre. Les sociologues nous apprennent que nos habitudes de consommation changent : on veut désormais du solide, du durable, on se précipite moins sur le miroir aux alouettes, paraît-il.

C’est la raison pour laquelle je voudrais revenir sur un roman publié chez Actes Sud en 2003, le premier roman d’une jeune femme, Carine Fernandez, un roman époustouflant de maîtrise, un roman qui se dévore d’une traite : pas de gras ou de maladresse dans ce texte de 180 pages, pas de romantisme de bazar, pas de sociologie prétentieuse ; rien que la description d’une vie de servante noire arrivée dans les années soixante-dix en Arabie Saoudite ; rien que l’obsessionnel ennui et la vacuité des femmes saoudiennes ; rien que les multiples façons de survivre dans ce pays lorsqu’on est une inférieure, noire et chrétienne dans un état où les morts non-musulmans n’ont pas le droit d’être enterrés ; rien qu’un style somptueux mis au service d’une histoire magnifique.

Elle n’était pas venue de Djakarta ni de Kuala Lumpur comme les modernes esclaves. Non, juste traversé la Mer rouge après huit journées de marche pour rejoindre Asmara et attendre deux ans et six mois le train jusqu’au port de Massaoua. Deux ans, six mois, huit jours, pour voir enfin la mer et respirer la chaleur suffocante de la plaine côtière. Même air, même mer pour eux les peuples squelettiques de la Corne d’Afrique, que pour les veaux gras du Hedjaz.

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La servante abyssine
Carine Fernandez
Actes Sud, mai 2003, 192 p., 17,30€
ISBN : 978-2-7427-4354-4

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La Cheffe, roman d’une cuisinière, sauce ratée

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la-cheffeUne femme atteint la gloire dans le milieu très masculin de la cuisine alors que rien dans son origine sociale ne la prédisposait à un tel destin. L’ex-assistant et amoureux transi de la Cheffe raconte la vie de celle-ci telle qu’il a pu la reconstituer. À ce récit primitif s’entrelarde la vie du narrateur en Espagne dans un de ces ghettos pour retraités français de la classe moyenne (description cruelle et très réussie de ces vieux qui se comportent comme des jeunes, histoire d’avoir réussi leur vie).

La Cheffe, le personnage principal, animé de la grâce, qui transcende les produits pour offrir la quintessence du goût à ceux qui vont les ingérer, ne connaît qu’une faiblesse : sa fille. Et celle-ci causera sa perte, par jalousie, vanité et méconnaissance de l’instrument de travail de sa mère. C’est fort bien vu : nombre de restaurants ont sombré devant la sottise des enfants et l’amour inconditionnel des parents refusant de voir les incapacités de leurs rejetons. Continuer la lecture

La Cheffe, roman d’une cuisinière
Marie Ndiaye
Gallimard, octobre 2016, 275 p., 17,90 €
ISBN : 978-2-07-011623-2

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