Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Spectaculaire progression de l’éducation artistique du personnel d’entretien

Shares

Il est de bon ton de trouver que tout va mal dans ce bas monde promis à des catastrophes majeures, c’est pourquoi je juge utile de relever les progrès humains opérés ces dernières années. En effet, depuis quelques années aucune destruction majeure d’œuvres d’art ne s’est produite du fait des femmes de ménage. Grâce à l’activité intense des principaux directeurs de musées mondiaux ainsi que des galeries d’art contemporain les plus en vue, l’éducation artistique du personnel chargé du nettoyage a fait un bond considérable.

Personne n’a oublié les catastrophes survenues en octobre 2001 et août 2004. Rappelons tout de même les faits.

Le 18 octobre 2001 l’un des artistes les plus chers du monde, l’Anglais Damien Hirst, inaugurait sa nouvelle exposition à la Eyestorm Gallery. On peut traduire grossièrement le nom de cette galerie londonienne branchée par orage dans l’œil ou quelque chose d’approchant, me semble-t-il. Après le vernissage, le génie de l’artiste se mit en branle en contemplant les restes évocateurs de l’événement sur les tables. Aussitôt, mû par la puissance créatrice qu’on lui connaît, il ajouta avant de partir une ultime et saisissante installation devant la vitrine de la galerie : cendriers pleins de mégots, paquets de cigarettes vides, cannettes de bières, verres de vin à moitié plein (surprenant pour les Anglais dont on connaît le sens de la descente) et autres gobelets de café, sans compter les flyers. Il ne donna pas de titre à son œuvre, sans doute épuisé par son geste et l’heure tardive. Les galeristes, éperdus d’admiration, prirent des photos.

Le lendemain horreur et stupéfaction : l’œuvre avait disparu de la vitrine ! Après une rapide investigation qui fait honneur à leur sens de l’enquête et de la finance, les propriétaires retrouvèrent les composants de l’œuvre dans la grande poubelle devant l’établissement. L’énergie est communicative lorsqu’on se trouve devant une telle catastrophe. Ni une ni deux, les galeristes vidèrent les sacs poubelle et reconstituèrent l’installation à l’aide des photos qu’ils avaient faites quelques heures plus tôt. Ils durent bien sûr ajouter du vin dans les verres en comparant le niveau de ceux-ci sur les photos, je suppose qu’ils ont compté le nombre de mégots pour plus d’authenticité. Le coupable était l’agent d’entretien chargé de faire le ménage après le vernissage, aussi les galeristes, prudents, ajoutèrent-ils un panneau « Ne pas s’approcher » à son intention et à celle de ses collègues. Continuer la lecture

Shares

Connemara de Nicolas Mathieu : la danse de la France d’en-bas avec le temps

Shares

C’est l’histoire d’une crise de quarantaine dans le Grand Est peu avant les élections de 2017.

Un peu court pour résumer un roman de presque 400 pages, le roman de Nicolas Mathieu vaut mieux que ce résumé lapidaire de l’histoire d’amour entre Hélène et Christophe.

Ils viennent tous les deux de la même petite ville perdue de Lorraine, mais ils ont choisi un chemin radicalement différent. Hélène était obsédée par l’idée de partir et de réussir, la petite bûcheuse un peu pimbêche a atteint son but : elle est devenue cadre supérieur – consultante dans une agence de communication. Mais le vernis est fragile. Après un burn out à Paris, elle s’est repliée à Nancy avec mari et enfants.

Elle se sentait étrangère à tout. Elle n’avait plus envie d’être nulle part. Le vide l’avait prise.

Belle situation, belle maison, beaux enfants, mari charmant. Mais la vacuité de sa vie, mais la colère qui enfle devant l’impression d’avoir été flouée, que les promesses de l’adolescence ont viré à l’arnaque.

Christophe vient du même endroit, il était la vedette de la ville, l’espoir local du club de hockey, celui dont toutes les filles étaient amoureuses. Le soufflé est retombé. Désormais il vend de la nourriture pour chien et passe ses soirées à boire de la bière avec les copains, il vit toujours avec son père qui perd un peu la tête et son fils Gabriel. Mais son ex-compagne va partir de la ville et le séparer du petit.

Les deux mondes sont parfaitement décrits, le cynisme de ces consultants qui jouent des faiblesses de ceux qui leur font face d’un côté, la vie qui ne décolle pas avec de pauvres satisfactions de l’autre. Continuer la lecture

Connemara
Nicolas Mathieu
Actes Sud, février 2022, 400 p., 22€
ISBN : 978-2-330-15970-2

Shares

American Dirt, symbolique de l’Amérique et de ses dissensions

Shares

Le titre du roman de Jeanine Cummins n’a pas été traduit en français, « American Dirt » est resté tel quel, il est vrai que le mot « Dirt » désigne la saleté, la boue, la fange, un mot très évocateur de ce que l’Amérique ne veut pas voir aux marges de sa société, un titre très fort dans ce pays : American Dirt, ce qui salit non seulement les chaussures mais la bonne conscience américaine.

Jeanine Cummins, quadragénaire américaine née en Espagne et auteure peu connue outre-Atlantique, a voulu écrire un roman sur le sort des clandestins mexicains qui tentent d’émigrer aux États-Unis. Pendant cinq ans elle se documente, se rend au Mexique pour visiter des orphelinats et des refuges qui jalonnent le parcours de la « Bestia », le train de marchandises si dangereux que tentent de prendre les candidats au bonheur américain. Sa documentation et ses visites l’immergent dans ses personnages, et enfin elle écrit son roman dont voici le résumé grossier :

Lydia possède une librairie à Acapulco, au Mexique. Elle mène une vie tranquille auprès de son mari Sebastián qui est journaliste d’investigation, métier à haut-risque dans son pays. Ils ont un fils de huit ans, Luca. Dans sa librairie, la jeune femme s’est liée d’amitié avec Javier, un client amateur de littérature qui est un baron de la drogue, or Sebastián publie un article sur ce dernier. En guise de représailles, Javier fait massacrer toute la famille lors de la fête des quinze ans de la nièce de Lydia.

L’une des premières balles surgit par la fenêtre ouverte, au-dessus de la cuvette des toilettes devant laquelle se tient Luca. Il ne comprend pas tout de suite qu’il s’agit d’une balle – par chance elle ne le frappe pas entre les deux yeux, c’est à peine si son cerveau enregistre le bruit qu’elle fait en allant se loger dans le mur carrelé derrière lui.

Seize morts dans la cour de la maison, seuls Lydia et Luca échappent à la tuerie. Continuer la lecture

American Dirt
Jeanine Cummins
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Adelstain et Christine Auché
10/18, janvier 2022, 572 p., 9,60€
ISBN : 978-2-264-07471-3

Shares

Dans la forêt, robinsonnade de l’effondrement au féminin

Shares

Deux adolescentes, Nell et Eva, se retrouvent seules dans la forêt où leurs parents ont construit leur maison. Dans cette famille fusionnelle, les filles étaient plutôt marginalisées vis à vis des autres enfants, puisque leur père – bien que directeur d’école – avait préféré la scolarisation à domicile de ses enfants. Nell et Eva ont donc évolué à leur propre rythme en suivant leurs passions, lecture pour Nell et danse pour Eva, loin de la socialisation de l’école. Leur mère, ancienne danseuse classique, meurt de maladie avant l’effondrement civilisationnel et leur père plus tard lors d’un accident en forêt. Les deux filles se retrouvent seules. Commence alors la survie, quand on redevient un animal sauvage à l’affût du moindre bruit.

Ces jours-ci, nos corps portent nos chagrins comme s’ils étaient des bols remplis d’eau à ras bord. Nous devons être vigilantes tout le temps ; au moindre sursaut ou mouvement inattendu, l’eau se renverse et se renverse et se renverse. (p.15)

Tout est là. Un style poétique pour décrire l’horreur de la situation et l’envie de vivre, la beauté de la forêt et l’ingéniosité nécessaire, mais aussi l’amour entre les deux sœurs, l’entraide, les tensions, la solitude. Tout est si parfaitement décrit, écrit, que le texte ne lasse jamais. Plus même, malgré le sujet difficile surtout en ce moment où les prémisses décrites de l’effondrement civilisationnel sont notre quotidien, ce roman est rassurant.

Dans la forêt est une sorte de robinsonnade au féminin, nous ne nous trouvons pas sur une île déserte à la suite du naufrage d’un navire, mais dans une forêt à la suite d’un effondrement de la civilisation. Comme Robinson, Nell et Eva doivent se débrouiller seules et trouver leurs propres solutions de survie, même si elles sont bien aidées par leur père qui, avant de mourir, leur a appris à faire un potager et a rempli les placards de la maison de provisions. Ces concessions à notre monde actuel mises à part, les jeunes filles sont confrontées à une situation totalement nouvelle en milieu inconnu. Il y a un abîme entre la connaissance de la forêt lors de jeux et promenades et celle destinée à la survie. Continuer la lecture

Dans la forêt
Jean Hegland
Traduit de l’américain par Josette Chicheportiche
Totem, mai 2018, 368 p., 10,50€
ISBN : 9782351786444

Shares

1Q84 de Murakami, un texte proustien japonais ?

Shares

Cela tourne à l’obsession dans cette période proustienne, mais 1Q84 de Haruki Murakami ne serait-il pas une sorte de Recherche du temps perdu japonaise ?

Je me trouvais il y a peu en manque de romans, et avant les tremblements et sautes d’humeur associés à ce phénomène, mon regard fut attiré par les trois volumes parus chez Belfond dans ma bibliothèque. Je n’avais que de vagues réminiscences de l’intrigue, pour tout dire, mais, au fur et à mesure de l’avancée de ma lecture, les souvenirs remontaient, sans pourtant que je réussisse à faire un tableau de l’ensemble. Et vous, de votre côté, vous pourriez résumer cette œuvre foisonnante ?

Deux personnages se détachent, Tengo et Aomamé dont le nom signifie « haricots de soja verts », ce qui n’est pas facile à porter. À noter que Tengo est le prénom du héros, un beau jeune homme doué en toute matière depuis l’école primaire, alors que Aomamé est le patronyme de l’héroïne, professeure de musculation venue d’une famille de Témoins de Jéhovah qui a renié sa foi et n’a jamais revu sa famille depuis ses onze ans. Ce n’est pas innocent : Tengo pense que son père n’est pas son père biologique, Aomamé est écrasée par sa famille enracinée dans ses croyances depuis des générations.

Du classique ? Pas vraiment car Aomamé – tueuse à ses heures de maris violents – emprunte un escalier qui la fait basculer dans un monde parallèle qu’elle va nommer 1Q84 : Continuer la lecture

1Q84
Haruki Murakami
Belfond, novembre 2012, 70,50€
ISBN : 9782714454089

Shares