Le travailleur qui mendie

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VM 11

Il est d’une maigreur extrême, il baisse les yeux. Il ne vit pas dans la rue : sa veste est très propre, sa casquette aussi. Rien de déchiré, d’abîmé. Il est sans doute marié, sa tenue trahit les soins d’une femme qui tient à sa dignité.

Son teint hâlé de travailleur en plein air, les muscles crispés de sa mâchoire, tout indique que jamais il n’aurait dû se retrouver là, à tendre sa misérable et dérisoire sébile de carton posée sur sa canne blanche. Canne d’aveugle suite à un accident de travail ? Impossible de le déterminer.

Restent le désespoir et la honte de cet homme, ce travailleur penché en avant, le dos parallèle à sa canne. Vivian Maier s’est peut-être mise à genoux (elle est grande) pour saisir la lumière éclatante qui descend depuis le cadre d’aluminium situé à l’arrière du mendiant, continue sur la lame de sa chemise, revient sur le gobelet et la canne. Une lumière plus douce tombe sur la casquette, le col et les épaules. À sa gauche, dans l’ombre noire d’un bâtiment obscur dont la porte est ouverte, trois mystérieux trous de lumière.

Cet homme est aussi désespéré que le clown qui n’arrive pas à sourire, mais si les deux hommes sont brisés, c’est de manière différente. Le clown respirait la solitude. Notre travailleur, lui, doit porter les soins, l’amour et l’angoisse de sa compagne.

Dans les deux cas, Vivian Maier essaie de leur rendre, à travers cette lumière qui les magnifie, leur dignité laminée.

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Avec joie et docilité, machine à explorer le temps finlandaise

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Avec-joie-et-dociliteSur la page de couverture, une ravissante Bimbo à la robe rose bonbon très chic baisse ses faux cils avec modestie, son crâne décalotté servant de réceptacle pour la brosse des WC.

Je vous présente Avec joie et docilité, le roman de la Finlandaise Johanna Sinisalo qui malaxe les éléments de La machine à remonter le temps de H.G. Wells d’une manière jubilatoire et troublante.

Petite piqûre de rappel : dans le roman de Wells paru en 1985, la terre est habitée par les Eloïs et les Morlocks, deux sous-races dégénérées descendant des hommes. Les Eloïs sont des espèces de benêts béats et oisifs qui jouent en mangeant des fruits toute la journée (finies les galipettes et les steaks saignants) pendant que, sous terre, les Morlocks s’activent et remontent faire leur marché la nuit, adeptes du steak d’Eloïs. Les descendants des anciens maîtres ne sont pas mieux lotis que ceux des anciens esclaves.

Dans son roman, Johanna Sinisalo détourne les codes tout en gardant les éléments significatifs et si Wells situait son roman dans des temps si lointains qu’ils en perdaient leur impact, la Finlandaise situe le sien de nos jours. Le roman se termine en août 2017. À peine un décalage de quelques mois entre la date de parution du livre (2016) et les faits racontés. Idée brillante qui rend son utopie totalitaire bien plus inquiétante que son aînée ! Je vous laisse apprécier maintenant les différences entre les deux romans.

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Avec joie et docilité
Johanna Sinisalo
Traduit du finnois par Anne Colin du Terrail
Actes Sud, juin 2016, 368 p., 22,80 €
ISBN : 978-2-330-06460-0

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Le clown désespéré de Vivian Maier

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V.M.7

C’est un clown traditionnel, un Auguste, celui avec une boule rouge au bout de son nez, avec un chapeau ridicule, celui qui doit mettre en valeur et gêner à la fois le Clown blanc, le maître du jeu. L’Auguste prend des claques, fait des galipettes, des bruits grotesques et se moque du Clown blanc. Il fait rire les enfants par sa roublardise, ses immenses chaussures et ses maladresses.

Le clown de la photo de Vivian Maier ne fait rire personne.

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L’humour de Gary Larson en contrepoids à la bêtise

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Impossible de décrire L’univers impitoyable de Gary Larson.
Il faut regarder le dessin, fluide, presque enfantin, et être sensible au nonsense anglo-saxon.

C’est un livre qui a été publié il y a plus de trente ans, la préface était de Cavanna. Il montre des humains d’une bêtise et d’une arrogance crasse : les temps se prêtent à la lecture ou à la relecture de ces dessins jubilatoires,

Gary LarsonJe suis sûre que vous avez tous vu un jour ou l’autre un dessin de Gary Larson. Celui où les vaches et les poules discutent théorème mathématique, par exemple. Surgit le fermier ; on n’entend plus que des « Meuh » et des « Cot cot »…

Les éditions Dupuis ont repris les dessins de Gary Larson en cinq volumes, autour des années 2000. On doit les trouver plus facilement que le livre dont je vous parle, mais il figure sans doute dans votre bibliothèque préférée, Gary Larson échappant souvent au redoutable « désherbage » des bibliothécaires quand il faut faire de la place sur les rayonnages.

Gary Larson, 4 Continuer la lecture

L’Univers impitoyable de Gary Larson
Gary Larson
Presses de la Cité, 1984
ISBN : 978-2-258-02386-4

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Les Vies de papier, hommage à tous les passeurs de livres

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vies de papierMalgré son titre platement racoleur, ce livre n’est pas un hommage aux vies de papier mais à la littérature même et à tous ses passeurs. Cela commence par les écrivains qui sont souvent dépassés par leurs héros et sont amenés à écrire des phrases qui les confondent par leur vérité. Cela continue par les libraires et les traducteurs. Les libraires offrent l’objet livre dans leur établissement et les traducteurs permettent aux lecteurs qui ne connaissent pas la langue d’origine d’avoir connaissance d’une œuvre.

Aaliya a toujours habité Beyrouth, elle a 72 ans et les cheveux bleus, rapport aux modes d’emploi qu’elle ne lit jamais. Elle habite depuis cinquante ans le même immeuble, ne fraie avec personne. Personne de vivant, s’entend, parce que son univers est peuplé de livres envahissants. Ils remplissent une pièce entière, car Aaliya possède une passion secrète : elle traduit ses livres préférés en arabe à partir de traductions française et anglaise. Ses cartons de feuilles s’entassent, envahissent l’espace vital. La musique – surtout celle de Chopin – elle l’a découverte grâce aux livres. Aaliya l’élevée, celle au-dessus nommée ainsi par son père qui est mort très jeune, immédiatement remplacé par son frère dans le lit de sa mère, car une femme sans mari, ce n’est rien du tout. Une série de demi-frères suivra. Et déjà cette sensation d’éloignement, de rejet des autres :

Je suis le membre superflu de ma famille, son inutile appendice. (p24)

La femme inutile du titre anglais, An Unnecessary Woman.

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Les Vies de papier
Rabih Alameddine
Traduit de l’anglais par Nicolas Richard
Les Escales, août 2016, 329 p., 20,9 €
ISBN : 978-2-36569-206-9

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