Le géant qui fixe le ciel

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bronzette

Il est allongé là depuis plusieurs saisons.

Le squelette dépouillé de l’arbre qu’il fut encombrait le pré et le regard. L’image de la mort : la tempête eut pitié. Le paysan le débita sur place, mais, troublé par les branches et leurs formes si émouvantes, il mania la tronçonneuse comme un sculpteur le ciseau à bois.

Artiste-paysan, voilà ce qu’il devenait sans le savoir. C’était plus fort que lui, impossible de débiter l’arbre mort en bûches, ces contours anguleux lui parlaient, ce n’était pas du bois, non, quelque chose de vivant, d’intime.

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Le châtiment des goyaves, et autres nouvelles cruelles

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Mise en page 1Dès les prémices de son œuvre, mais elle ne le savait sans doute pas, l’univers de Carine Fernandez était circonscrit par les éléments forts de sa vie : révolte devant un univers familial étouffant et inscription de ses textes dans les lieux de sa fuite, au Moyen-Orient. Beyrouth, Djeddah, Le Caire. Trois ans à Chicago, puis douze en Arabie Saoudite. Cette étrange Ulysse est retournée en France, mais est-elle vraiment revenue ?

Une bonne partie d’elle est restée dans cet Orient vécu de l’intérieur pendant de nombreuses années, ce Moyen-Orient tout sauf mythique lorsqu’on est une femme. Depuis La Servante abyssine, même si légendes et magie orientale saupoudrent parfois ses textes d’une aura de mystère, la cruauté et l’enfermement règnent en maîtres.

Le présent recueil, Le châtiment des goyaves et autres nouvelles, nous embarque dans une étrange caravane sinuant de la ville du Caire à l’Arabie, du Yémen à l’Irak. Elle emporte son lot de personnages fragiles et de rêveurs confrontés à la réalité du Moyen-Orient, leurs ballots de révoltes et de destins avortés. Dans Le visage, Hafza abandonne l’éblouissement de la cité disparue entrevue dans son enfance pour vivre le quotidien auquel elle était promise ; elle  retrouvera Le visage d’une manière poignante, après avoir vécu une vie d’enfermement :

Le monde extérieur n’existait que par ce qu’elle réussissait à entrevoir à travers les fenêtres exiguës ; le mur borgne de la maison d’en face avec le vantail de fer de l’entrée qui grinçait quand les voisins rentraient chez eux, furtifs, comme des voleurs. […] Ses yeux ne verraient pas autre chose, toujours une paroi limiterait l’horizon. Il n’y avait pas d’autre infini que le ciel. […]

Elle était devenue arbre alors qu’elle se sentait oiseau.

Quelle magnifique façon de décrire le rêve qui s’éteint !

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Le châtiment des goyaves
Carine Fernandez
Éd. Dialogues, janvier 2014, 132 p., 16 €
ISBN : 9782918135852

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Cynisme d’état : le camp 1142

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Pendant la seconde guerre mondiale, des centaines de milliers de prisonniers de guerre allemands se sont retrouvés dans des camps aux États-Unis, arrivés par convois à bord de navires, les Liberty ships. 425 000 prisonniers répartis dans 700 camps, surtout dans l’Amérique rurale. Ces camps n’avaient rien à voir avec les camps de concentration : les prisonniers recevaient les mêmes rations que l’armée américaine, et s’ils travaillaient, leur condition était souvent bien meilleure que celle des civils allemands. Cette histoire est connue, y compris dans ses aspects les plus dérangeants comme la hiérarchie nazie dans les camps. Par contre, celle du camp secret d’internement de nazis sur territoire américain pendant la Seconde guerre mondiale, malgré la déclassification récente des documents, l’est beaucoup moins. Celle-ci  montre un degré de cynisme rarement atteint : l’utilisation de jeunes Juifs pour aider à soutirer des informations aux nazis prisonniers dans le camp 1142.

Dès l’entrée en guerre du pays l’armée américaine sélectionne dans ses rangs des jeunes gens réfugiés européens parlant allemand, des jeunes juifs devenus Américains qui ont fui le nazisme. Ils parlent non seulement l’allemand classique mais les différents dialectes des régions allemandes. On les forme aux techniques d’interrogatoire dans les services secrets de l’armée.

Members of the P.O. Box 1142 Program

Les membres du PO Box 1142

Le 9 juin 45, trois de ces jeunes gens qui  se sont engagés depuis peu et se sont liés d’amitié montent dans un car ; ils pensent la guerre terminée, mais on les conduit dans un lieu secret, un camp qui ressemble à un camp de vacances, baraquements en bois et villas confortables, avec piscine et cinéma. Ce camp est fermé, gardé par des militaires, mais il n’a pas de nom.

Nothing, rien. Un lieu sans nom.

Les vétérans l’appellent le 1142, parce que c’est l’adresse officielle du camp : PO Box 1142.

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La route de Beit Zera, les beaux silences d’Hubert Mingarelli

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La route de Beit ZeraLa trame de La route de Beit Zera d’Hubert Mingarelli est limpide : un homme âgé vit avec sa chienne qui va bientôt mourir dans une maison isolée ; un adolescent rend souvent visite à l’animal. Le vieil homme fabrique des boîtes en carton dans le but de rejoindre son fils qui se trouve en Nouvelle-Zélande.

L’histoire se déroule en Israël, près du lac de Tibériade et de la ville de Beit Zera. Stépan fabrique les boîtes pour Eran, son ami depuis qu’ils ont fait le service militaire ensemble.

Une histoire où il ne se passe pas grand chose, où la violence du conflit israélo-palestinien n’apparaît pas au premier abord, aucune allusion, juste un quotidien routinier :

Une fois par mois, Samuelson passait à la coopérative de Beit Zera et achetait pour Stépan de quoi boire, manger et fumer. Vers le soir, il garait son camion devant la baraque en planches et aidait Stépan à porter ses provisions dans la maison. Ensuite ils chargeaient les boîtes façonnées durant la semaine. Puis ils restaient dehors sous la véranda et prenaient une cuite.

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La route de Beit Zera
Hubert Mingarelli
Stock, janvier 2015, 160 p., 16 €
ISBN : 978-2-234-07810-9

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Hiver, misère et tragédie

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Le récit que vous allez lire, je me refuse à l’appeler « nouvelle ». Je l’ai écrit il y a longtemps, dans des circonstances que je ne peux oublier. C’était en janvier et une vague de froid s’étendait sur l’Europe. Au chaud, bien au chaud dans ma maison, j’étais en congé maternité. Ma petite fille boule de tendresse et d’espoir reposait dans son berceau, endormie comme tous les bébés du monde, avant-bras dressés et poings fermés. Les nouvelles de ce matin-là ont fait entrer le froid et le désespoir dans la maison, j’ai écrit ce texte dans l’urgence sans réfléchir, sans retouches. Ce qu’il raconte est la transcription de ce qui s’est passé, l’exacte transcription.

janv. 1

On nous annonce depuis plusieurs jours une vague de froid semblable à celle qui a occasionné ce drame. Si je vous livre ce texte, c’est pour que rien ne se répète, que cette « nouvelle » n’en soit pas une à la radio, avec trémolos de circonstance avant de passer aux conditions de circulation ou à la météo.

La nouvelle s’intitule

Hiver

Ce n’est pas possible, cela ne peut pas durer, je ne sens plus mes pieds, plus mes mains, il y a juste toi qui bouge dans mon ventre, tes crispations, ta révolte.

Ce froid atroce m’engourdit la tête. J’ai les lèvres qui saignent. Avancer, encore avancer. Trouver un endroit chaud où nous poser, toi et moi. Tu as de la chance d’être dans mon ventre, au moins tu n’as pas froid, enfin j’espère.

Tout à l’heure, il y a ce vieux salaud qui a envoyé son chien quand il a vu les traces de pas dans la neige menant à sa cabane de jardin. Ce que j’ai couru malgré mes pieds gonflés, malgré la paralysie du froid…

Quel effet ça fait d’être au chaud, dans une maison ? Il y a des mois que j’erre dans les rues. Assise contre un mur, à côté d’un Monoprix, dans la pisse des chiens, l’odeur mélangée à celle du gras, de la friture. Le froid en bas des reins et les yeux baissés pour oublier les gens qui passent, ceux qui regardent la femme enceinte qui pue. « Merci, Madame ». Les gens furtifs. Ils ont aussi honte que moi.

Le Monoprix, c’est bien, parce que lorsque les portes s’ouvrent, c’est une bouffée de chaleur comme de la tendresse. C’est bien aussi parce que les gamins jettent souvent leur gaufre à demi entamée. « Pas au sucre, à la crème ! » Hurlements. Gifle ou rachat. Belle aubaine.

La suite se trouve ici.

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