Archives par étiquette : Littérature française

Un Jardin au désert : Carine Fernandez la conteuse

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Que voilà une magnifique saga ! Un superbe roman qui vous emporte en Arabie Saoudite, pays que l’auteur connaît fort bien pour y avoir vécu de très nombreuses années, et cela se voit dans ses descriptions des rouages de la vie quotidienne saoudienne, cela se sent dans son portait des gynécées, cela se comprend dans les mentalités. Une plongée dans un pays que l’on ne connaît qu’à travers reportages et sinistre actualité, mais surtout un roman palpitant qu’on lâche difficilement !

Un jardin au désertLe patriarche de la famille Bahahmar, Talal, se distingue du reste de la famille par sa tendance à l’érémitisme. Il possède bien sûr un palais, il en a fait construire pour chacune de ses femmes, d’ailleurs, car Talal a la passion de la monogamie : une seule femme à la fois, avant une répudiation très facile ; une seule, à l’exception de sa première épouse, Mama Aïcha, qu’il n’a jamais répudiée et qui s’occupe de sa mère, Sitt Fatma. Talal ne se sent jamais mieux que dans la ferme de sa palmeraie, à arroser son jardin ; un lieu spartiate sans électricité ni internet où il a la paix, loin des tracas de sa nombreuse famille.

Un jour il rencontre le jardinier égyptien qui s’occupe de son jardin et dont la beauté le frappe ; très vite une relation se noue entre les deux hommes malgré l’abîme social qui les sépare.

Quant à moi, je m’appelle Rezak et, comme vous me l’avez judicieusement rappelé, je suis égyptien. Oui, fils de la vallée du Nil, inutile de jouer les modestes : mon père avait une excellente situation, il était pharaon. (p. 29)

Très vite le jeune homme va prendre beaucoup de place dans la vie de Talal et dans celle de sa famille. Rezak est venu gagner de l’argent en Arabie Saoudite après la mort de son père qui a détruit ses rêves universitaires. Une mort honteuse dont il peine à se remettre, et Talal prend vite la place de ce père méprisé. Quant à Rezak, sa beauté, son intelligence et son intégrité comblent les frustrations de père de Talal : aucun de ses fils ne possède toutes ces qualités. Rezak s’installe dans la vie et les affaires compliquées de Talal, découvre la vie des Saoudiens. Continuer la lecture

Un Jardin au désert
Carine Fernandez
Les Escales, avril 2019, 336 p., 19,90 €
ISBN : 978-2-36569-446-9

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Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu, un peu confus et prétentieux

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SansalLe train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu est le troisième livre que Boualem Sansal consacre à la menace islamiste, après l’essai « Gouverner au nom d’Allah » et le roman « 2084 La fin du monde ».

Cette fois il écrit un texte complexe, qui tient à la fois de l’essai, du roman épistolaire, du roman en train de s’écrire, où histoire et sociologie, passé et présent se mélangent. Le tout sous le patronage revendiqué de Thoreau, le militant du retour à la nature, de Kafka et la Métamorphose, ainsi que de Dino Buzzati et son Désert des tartares. Tout cela sans compter les mises en exergue des deux parties du texte convoquant l’Enfer de Dante et les différents clins d’œils littéraires dans les titres de chapitres. N’est-ce pas un peu trop ?

Texte complexe ou confus ? Écrire un texte à emboîtements comme les poupées russes exige de retomber sur ses pattes comme le chat botté ; on ouvre une poupée pour en retrouver une autre, pas pour trouver un méli-mélo d’idées et de références. Voici le prologue un peu prétentieux et grandiloquent :

Ce roman raconte les derniers jours de la vie d’Élizabeth Potier, professeure d’histoire-géographie à la retraite, habitant la Seine-Saint-Denis, victime collatérale de l’attentat islamiste du 13 novembre 2015 à Paris. Après quelques jours entre la vie et la mort, elle émerge de son coma avec une autre personnalité et c’est sous cette identité qu’elle décèdera un mois plus tard.  […]

Les deux histoires additionnées sont une quête de vérité à travers les continents et les époques, vérité que certains, que nous dénonçons au passage, affirment posséder en exclusivité et entendent imposer au monde entier. La construction du roman s’éloigne notablement des cadres habituels de la narration et peut dérouter, mais ainsi est le chemin de la vérité, bien fait pour nous perdre. Dans cette vie, rien ne nous est donné gratuitement. La lecture, si elle s’accompagne d’une véritable méditation, est un acte initiatique. (p.13-14)

Fichtre ! Avant même que le roman commence l’auteur nous précise ce que nous allons trouver dans une sorte de résumé. Le lecteur est averti qu’il va avoir droit à un roman très original et qu’il devra s’accrocher pour retirer la substantifique moelle de l’ouvrage qui se trouve entre ses mains. Continuer la lecture

Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu
Boualem Sansal
Gallimard, août 2018, 256 p., 20 €
ISBN : 9782072798399

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Concerto pour la main morte : Olivier Bleys exorcise l’angoisse créatrice

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Concerto pour la main morteComment résister à un titre pareil, surtout quand le roman est chaleureusement conseillé par une amie ? Olivier Bleys et son Concerto pour la main morte m’étaient inconnus et j’aimerais vous faire partager cette tardive et belle découverte.

L’histoire, entre fable surréaliste et conte moral se passe dans un endroit perdu de Sibérie :

Le petit village se nommait Mourava, ce qui traduit de l’ancien russe donne à peu près « la jeune herbe ». Encore ne l’appelait-on « village » que par commodité, ou pour le distinguer d’autres plus frustes encore, parfois de simples campements qui s’échelonnaient sur de grandes distances le long du fleuve Ienisseï, région de Touroukhansk, Sibérie centrale. (p. 9)

Débarquent du bateau un pianiste français et son piano. Colin Cherbaux aborde ce lieu improbable dans le but précis de se mesurer avec son piano et son incapacité à jouer le concerto n°2 de Rachmaninov. Son agent lui a procuré un concert où il doit jouer celui-ci, or :

— Je joue, mais pas ce concerto… Quand j’essaie de m’y mettre, mes doigts enfoncent les touches n’importe comment. Après quelques mesures, ça devient du potage et je dois retirer mes mains du clavier. (p. 96)

À partir de cette situation un tantinet surprenante et absurde,  Olivier Bleys nous offre un feu d’artifice littéraire. J’ai eu souvent l’impression qu’il serait capable de nous montrer toute la poésie du mode d’emploi d’un lave-vaisselle ! Continuer la lecture

Concerto pour la main morte
Olivier Bleys
Albin Michel, août 2013, 240 p., 18 €
ISBN : 978-2-226-24966-1

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Les heures souterraines de Delphine de Vigan : solitude et tension

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La découverte de l’œuvre d’un écrivain doit-elle se faire dans l’ordre chronologique de sa parution ? Chacun son choix. Le sentier balisé qui vous permet de gravir la pente en douceur ou les écarts, retours en arrière et sauts de puce.

J’ai dit ailleurs ma préférence pour les écrivains secrets et la raison de ma découverte tardive de l’œuvre de Delphine de Vigan. J’ai lu Rien ne s’oppose à la nuit parce qu’une amie avait insisté. Elle a eu raison : j’ai été sidérée par la puissance de ce texte.

J’ai donc lu le suivant, D’après une histoire vraie et là j’ai découvert à quel point l’auteure savait jouer avec la littérature. J’étais séduite. Raison pour laquelle j’ai acheté Les loyautés dès sa parution, un peu surprise par le format court inhabituel chez Delphine de Vigan. J’ai été bouleversée. Cette façon de faire surgir chez le lecteur d’anciennes douleurs, de lui permettre de s’identifier avec l’un ou l’autre des personnages était du grand art. Cela m’a valu un bel échange avec Delphine de Vigan car, et c’est une belle surprise, Delphine lit le courrier de ses lecteurs et y répond. Une vraie lettre manuscrite, pas une réponse type écrite par une secrétaire. Elle m’a parlé de No et moi.

Alors j’ai rebroussé chemin et lu à rebrousse-temps No et moi et maintenant je vous propose aujourd’hui ma lecture tardive de ces heures souterraines que vous avez encore en mémoire si vous avez lu ce roman paru en 2009.

heures souterrainesLes heures souterraines, ce sont les heures passées dans les transports en commun, le métro pour la plupart d’entre elles, ces heures vides, répétitives, épuisantes à la longue. Des heures de solitude surpeuplée où il faut jouer d’astuces et de connaissances face au jargon de la RATP :

Quiconque emprunte régulièrement les transports en commun maîtrise la langue singulière de la RATP, ses subtilités, ses idiomes et sa syntaxe. Mathilde connaît les différents cas de figure et leur répercussion probable sur son temps de trajet. Une avarie technique, un problème d’aiguillage, une régulation du trafic entraînent des retards modérés. Plus inquiétant, un voyageur malade peut perturber le trafic. Beaucoup plus inquiétant, un accident grave de voyageur, terme communément admis pour désigner un suicide, paralyse le trafic pendant plusieurs heures. Il faut évacuer les morceaux. (p. 68)

Tout utilisateur régulier du métro reconnaîtra sa fatigue, sa lutte pour monter dans une rame bondée, les stratégies pour se disperser le moins possible. Delphine de Vigan décrit avec une vérité tirée de son expérience personnelle ces milliers d’heures non advenues dans la vie des usagers du métro. Mais les heures souterraines, c’est aussi ces moments où on se retire de la vie, où on se replie sur soi pour protéger ses dernières forces : on se replie dans sa coquille en attendant des jours meilleurs.

Mathilde est allée voir une voyante qui lui a prédit que le 20 mai, sa vie allait changer. Mathilde est au bout de ses forces. Elle est victime de harcèlement au travail, son chef veut la détruire et il y est presque parvenu. Malgré les trois enfants de Mathilde, inquiets devant l’état de leur mère, malgré l’aide angoissée de la DRH, Patricia Lethu, malgré le syndicaliste Paul Vernon. Et malgré le Défenseur de l’Aube d’Argent la carte si précieuse du jeu World of Warcraft que son fils lui a donnée pour la protéger. Ce jeu que l’on pourrait traduire à peu près par le monde de l’artisanat de la guerre. Un jeu qui colle parfaitement avec ce que vit Mathilde dans l’entreprise où elle travaille depuis huit ans.

L’entreprise qui lui a permis de sortir de son désespoir à la mort de son mari, qui l’a aidée à se reconstruire, est la même que celle qui participe à sa destruction systématique : chef pervers narcissique, collègues soulagés que ce soit elle la cible et non eux, lâchetés diverses, silence et solitude.

Mathilde perd pied.

De son côté Thibault ne va pas mieux. Il vient de mettre fin à la relation toxique qu’il entretenait avec Lila, une jeune femme restée inaccessible malgré tout l’amour qu’il lui porte. Thibault travaille pour SOS Médecins, ses heures perdues ne sont la plupart du temps pas souterraines, mais cela revient au même. Les rues de la capitale résistent, la circulation automobile provoque une sorte d’inertie qui vaut bien les « incidents » de la RATP. Dans sa voiture, Thibault lutte contre le parfum envahissant de Lila, la douleur de ses patients l’atteint plus que d’habitude parce que sa carapace commence à se fendre.

Peut-être qu’il n’a rien d’autre à donner qu’une ordonnance écrite au stylo bleu sur un coin de table. Peut-être qu’il ne sera jamais rien d’autre que celui qui passe et s’en va.

Sa vie est ici. Même s’il n’est dupe de rien. Ni de la musique échappée des fenêtres, ni des enseignes lumineuses, ni des éclats de voix autour des téléviseurs les soirs de foot. Même s’il sait depuis longtemps que le singulier l’emporte sur le pluriel, et combien les conjugaisons sont fragiles.

Sa vie est dans cet incessant va-et-vient, ces journées harassées, ces escaliers, ces ascenseurs, ces portes qu’on referme derrière lui. (p. 101)

Le roman se joue dans cette alternance entre la douleur des deux personnages, dans une très grande tension. Ce n’est pas un mince exploit d’avoir commencé un roman sur un argument à l’eau de rose : « vous allez rencontrer quelqu’un le 20 mai » et de continuer avec une telle dureté. Les deux personnages sont prisonniers de leur travail et de la ville, coincés dans les embouteillages souterrains ou extérieurs, prisonniers de leur solitude dans la foule.

Mathilde et Thibault se rencontreront-ils ? Il faut lire ce roman de détresse et de solitude, ce roman sans illusion sur notre foule surpeuplée et densément solitaire. Quant aux heures souterraines, je ne sais pourquoi elles m’évoquent Perséphone, la fille de Déméter, la déesse des saisons. Perséphone a été enlevée par Hadès et devient la reine du monde souterrain. Elle revient sur terre au printemps pour la belle saison, elle revient à la vie après le séjour souterrain. Comme, peut-être, Mathilde et Thibault au mois de mai.

Les heures souterraines
Delphine de Vigan
JC Lattès, août 2009, 280 p., 18,50 €
ISBN : 978-2-7096-3040-5

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Ce que l’homme a cru voir : Gautier Battistella reconstruit la réalité

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Simon Reijik exerce un métier étonnant : il transforme les réputations numériques en supprimant les éléments gênants :

Les nouvelles technologies avaient crucifié la vie privée. L’intime agonisait en place publique. Tout était devenu montrable. Tout devait se savoir. Simon se contentait de rétablir un peu d’équité. […] Il offrait des zones d’ombre aux victimes et, si besoin, leur inventait un passé de rechange. Une autre vie possible. Il maquillait leur fuite. La vérité n’est souvent qu’une question d’éclairage.

Avec un tel début de roman, on se croit en pleine modernité, mais c’est un leurre : l’histoire que va nous raconter l’auteur est intemporelle, une histoire de secret de famille, de nostalgie et de remords, loin de l’exposition 2.0 des clients de Simon.

BattistellaUn métier pareil, il faut, pour avoir envie de l’exercer, posséder dans sa propre vie des événements que l’on aimerait bien effacer. Il faut également aimer travestir la vérité. Le lecteur comprend très vite que quelque chose cloche dans le panorama tranquille du geek heureusement marié à Laura, professeur de français. Simon se bourre de médicaments, une véritable pharmacie ambulante pour contrecarrer tout ce que la vie pourrait avoir de dangereux : rêves, angoisses, maux de têtes divers. Simon se protège de tout jusqu’au coup de téléphone d’une inconnue qui le contraint à revenir dans le pays de son enfance : son ami Antoine se meurt. Continuer la lecture

Ce que l’homme a cru voir
Gautier Battistella
Grasset, août 2018, 240 p., 19 €
ISBN : 978-2-246-85973-4

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