Archives par étiquette : Littérature française

Les Lettres d’Esther de Cécile Pivot : éloge des mots, de la lenteur et de l’échange

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Juste avant le confinement je me suis rendue dans une librairie que j’aime beaucoup, Histoires sans fin à La Roche-sur-Foron. Imaginez qu’elle est située dans la « rue du silence » au cœur de la cité médiévale dont je parle dans L’Envol du sari. Une librairie tortueuse, sinueuse, enchantée, loin des immeubles formatés où l’on rencontre aussi de merveilleux libraires.

Les inévitables têtes de gondole, les squatteurs de télé, de radio, de journaux divers. Un matraquage peut-être justifié mais lassant.

— Quel livre vous a beaucoup émus tous les deux récemment ?

Les-lettres-d-EstherLe libraire et Émilie la jeune vendeuse se regardent et sont d’accord, il me faut lire Les Lettres d’Esther de Cécile Pivot. Ils m’expliquent tous les deux pourquoi ils ont été touchés par ce livre, ils prennent du temps. Voilà à quoi servent les libraires, voilà ce qui les différencie des vendeurs qui cherchent le titre sur leur terminal, mais n’ont pas lu le livre.

Esther, une libraire du Nord de la France, se lance dans un atelier d’écriture pas comme les autres : les participants vont expédier de vraies lettres par la poste à la personne de leur choix. Les personnes qui se lancent dans l’aventure sont toutes cabossées par la vie. Deuil impossible, perte de sens du métier, dépression post-partum, solitude, petit à petit les mots vont se poser sur les maux, avec la lenteur nécessaire à l’échange de courrier.

C’est ce qui m’a beaucoup plu dans ce livre, ce retour à l’attente de la lettre, le temps de la réponse et de la réflexion, loin des courriels dont la personne qui vient de les envoyer attend déjà la réponse. Continuer la lecture

Les Lettres d’Esther
Cécile Pivot
Calmann-Lévy, août 2020, 320 p., 19,50€
ISBN : 978-2-7021-6907-0

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Par la fenêtre : mise en abîme ou mise en abyme ?

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Par-la-fenetreVoilà que, enfin, après de nombreuses années où il a été enseveli dans un tiroir, ce roman auquel je tiens tant est publié aux éditions Les Escales. Il s’intitule Par la fenêtre et la couverture est à l’unisson, elle vient de cet autre grand  rêveur qu’était le douanier Rousseau.

Par la fenêtre, c’est l’histoire d’une vieille dame qui s’enfuit de la maison de retraite pendant une fête et que des jeunes marginaux vont aider à réaliser son dernier rêve. Elle veut voir la mer. C’est le récit d’une existence paysanne très dure et des chimères qui ont permis de survivre à celle qui courbait l’échine, c’est le pouvoir de l’imagination qui sauve parfois de la réalité.

Par la fenêtre, c’est l’histoire de tous ces désirs qui nous poursuivent et dont au moins un doit être réalisé pour que notre vie ne soit pas vaine. Tant de jours passé à regarder par la fenêtre à attendre la fin de la semaine, ou les vacances, ou Noël. Et puis d’un coup la vieillesse est là. Nous ne l’avons pas entendue venir.

Heureusement ma vieille dame a de la ressource, et ce n’est pas grâce à moi, mais à mes enfants qui étaient adolescents lorsque j’écrivais ce récit qu’ils suivaient avec passion :

— Pas question ! Tu vas nous réécrire ce chapitre tout de suite ! Non mais, tu as vu l’existence que tu lui a faite ? Elle a droit au bonheur, il doit y avoir de la lumière dans sa vie.

Alors voilà. La jeunesse autour de moi a fait remonter des souvenirs, comme ma grand-tante Julie qui tirait drôlement bien sur les visites avec des noyaux de cerise. La famille avait eu l’interdiction d’apporter des fruits à noyaux à la maison de retraite. Et puis c’est remonté, le tragique des regards morts, mais aussi l’amour, la coquetterie des vieilles dames, les roublardises. Le grand-père de mon mari avait eu un coup de foudre pour « la jeunesse », une ravissante vieille dame un peu perdue, et les deux vieux amoureux s’étaient montrés jaloux de notre petit appartement, lorsque nous les avions invités. Ils figurent dans ce roman, comme les autres, car je n’ai pas beaucoup inventé. Hélas.

Tant d’existences douloureuses avec leurs percées de bonheur et d’espoirs dans un ciel chargé. Et puis la jeunesse, celle qui ne dure pas et celle que nous ne savons pas enfuie, celle qui survit par éclats jusqu’à la fin de la vie. Celle qui sauve.

mise en abîme-blogJ’ai fait une photo du roman près de la fenêtre, une mise en abyme de l’histoire et de ses personnages. J’ai écrit en dessous « Mise en abîme », un sacré lapsus dû à la malencontreuse date de parution, ce jeudi 5 novembre, alors que toutes les librairies sont fermées. De magnifiques marque-pages devaient attendre les lecteurs sur les comptoirs. Ce ne sera que partie remise, n’est-ce pas ? J’espère que les lecteurs n’enverront pas ma fugueuse de quatre-vingts ans au fond du gouffre, comme disaient mes enfants, Amandine a droit à la lumière. Elle attend depuis si longtemps.

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Le service des manuscrits d’Antoine Laurain : meurtres, cynisme et littérature

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Croyez-vous au hasard, attribuez-vous du sens aux coïncidences fortuites ou estimez-vous que seule la façon dont nous traitons les événements a du sens? Au moment-même où un de mes romans est publié chez Pocket et l’autre incessamment aux Escales, je tombe sur un court roman d’Antoine Laurain, Le Service des manuscrits.

Le service des manuscrits d'Antoine LaurainAutant dire que je me suis jetée sur ce roman jubilatoire et cruel racontant la façon dont on reçoit les manuscrits dans une maison d’édition. J’espère que ce qui est décrit ici n’est pas totalement fidèle à ce qui se passe dans les maisons d’éditions, mais j’avoue que mes excellentes relations avec la mienne se teintent désormais d’une légère suspicion.

Voici la quatrième de couverture, plutôt fidèle à la marchandise :

« À l’attention du service des manuscrits. »
C’est accompagnés de cette phrase que des centaines de romans écrits par des inconnus circulent chaque jour vers les éditeurs.
Violaine Lepage est, à 44 ans, l’une des plus célèbres éditrices de Paris. Elle sort à peine du coma après un accident d’avion, et la publication d’un roman arrivé au service des manuscrits, Les Fleurs de sucre, dont l’auteur demeure introuvable, donne un autre tour à son destin. Particulièrement lorsqu’il termine en sélection finale du prix Goncourt et que des meurtres similaires à ceux du livre se produisent dans la réalité.
Qui a écrit ce roman et pourquoi ? La solution se trouve dans le passé. Dans un secret que même la police ne parvient pas à identifier.
Continuer la lecture

Le Service des manuscrits
Antoine Laurain
Flammarion, janvier 2020, 224 p., 18 €
ISBN : 9782081486096

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Le Grand Art de Léa Simone Allegria : les mafieux du monde de l’art

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Le Grand ArtLes écrivains morts peuvent attendre, ils ont l’éternité devant eux, alors je vais vous parler du deuxième roman enthousiasmant d’une jeune auteure, Léa Simone Allegria, Le Grand Art.

C’est un livre mené au pas de charge, dont les premières pages surprennent (euphémisme pour désorientent) le lecteur. C’est le début de la journée de Paul Vivienne, et il prend son petit déjeuner à l’hôtel Saint-James qui ressemble à son nom et à ses habitués : old school. Malin, malin : on est tout de suite dans la tête de ce commissaire priseur sur le retour, égoïste et cynique. Et ça va vite ! À vous donner le tournis : à peine le café avalé que vous vous trouvez dans les arcanes d’une maison de vente aux enchères.

Capable de reconnaître ceux qui étaient décidés à se séparer de leur bien rien qu’à leur façon de défaire l’emballage. En passant, il observe leur mine, leurs ongles, la coupe de leur costume. La vieille a un sac pourri, le blanc de son crâne tire sur le violet, mais elle a une certaine allure. Et son parfum ! Approchez-vous : sentez-la. J’en étais sûr, madame. Shalimar de Guerlain. C’est du propre, faites attention : ici nous pesons autant les hommes que les choses. Un sens quasi divinatoire de la cote. [p.18]

Il entre dans son bureau comme dans l’appartement d’un mort. Il donne un prix à tout ce qu’il voit, machinalement. [p.19]

Vivienne se trouve au creux de la vague. La soixantaine nostalgique, dépassé par les nouvelles technologies mises en œuvre dans le monde des enchères, il sent que le fils de la maison où il officie voudrait bien le mettre définitivement sur la touche.

Mais, mais… surgit une vente aux enchères en Toscane proposée par un notaire qui débusque les possibles bonnes affaires… Et voilà notre homme de nouveau guilleret. Le mafieux propriétaire du château vient d’être assassiné, ce qui est bon signe.

Des quatre coins de l’Europe, les vautours se mettent en route. Ne suis-je pas, moi aussi, un vautour comme les autres ? [p.26]

Et la machine se met en marche. Une cavalcade insensée qui laisse le lecteur ébloui, terrassé par cette plongée dans les pratiques du monde de l’art, que l’auteure connaît fort bien pour posséder elle-même une galerie. Tout se mêle, le cynisme et le rire, l’érudition et la crapulerie. On se trouve dans une parodie des Barbouzes, quand les espions essaient tous de séduire la veuve du malfrat, seulement les espions sont remplacés par les commissaires-priseurs.

Notre homme trouve dans la chapelle du château un retable magnifique qui provoque chez lui une épiphanie. Rien à voir avec la galette des rois, plutôt avec la philosophie. Grâce à cette apparition quasi miraculeuse, Paul Vivienne le cynique, le désabusé, est complètement bouleversé. Il comprend soudain le sens de sa vie, de son métier, il sait.

Une œuvre d’art porte en elle un fragment de notre monde intérieur, dont l’écho peut être fatal. L’œuvre d’art est notre monde intérieur. Voilà – tout simplement. Il y a une explication à tout. À mesure qu’il rationalise ses sentiments, ses larmes sèchent. Il était peut-être un peu tôt pour siffler une bouteille de rouge, se dit-il. [p.80]

La jeune experte dépêchée sur les lieux, Marianne, va mener l’expertise : selon ce qu’elle va trouver, l’œuvre se retrouvera au niveau de croûte ou de chef-d’œuvre. À ce moment se situe un éblouissant passage d’érudition, mais ce n’est pas le seul dans le roman où alternent passages quasi poétiques et trivialité, érudition et magouilles, manipulations, jeux de séduction, jeux de dupes.

Je ne vais pas vous résumer le roman, parce que si vous lisez le premier chapitre vous ne pourrez plus le lâcher, amateur d’art ou pas.

Jusqu’à la dernière page les rebondissements s’enchaînent, un véritable polar dans le monde soi-disant feutré de l’art, où les coups tordus et les faux s’accumulent. Mais au fond, où se situe « le vrai » ? Une œuvre très subtile de faussaire peut être beaucoup plus réussie que les véritables œuvres du peintre, et celui-ci n’a revendiqué que très tard ses œuvres, choisissant dans son atelier celles qui lui semblaient les plus réussies dans le travail de ses assistants. Allez au British Museum, à Londres, et vous comprendrez en visitant par exemple la salle des Canaletto…

Le roman semble léger. Cette galerie de personnages cyniques et malhonnêtes récompensés par la société alors que le seul naïf de l’histoire est condamné semble excessive. Bien sûr l’imagination de l’auteure lui suggère sans doute des moments délirants, comme l’incroyable fête de funérailles du mafieux défunt ou la danse de Madonna ; sa description de la grande vente aux enchères de Paul Vivienne est un morceau de bravoure, mais il y a aussi des moments bouleversants comme la découverte du retable ou les regrets de Vivienne.

Du grand art, cette cavalcade effrénée dans le monde des experts et des ventes aux enchères.  Le lecteur, partagé entre le rire et la fascination, peine à suivre mais ne s’essouffle pas, fasciné par ce torrent de vie et de cynisme où les bons sentiments seraient hors de propos. Du Grand Art, jusqu’au bout.

Le Grand Art
Léa Simone Allegria
Flammarion, mars 2020, 352 p., 20€
ISBN : 9782081486140

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Maternité de Françoise Guérin : le tabou de l’absence d’amour maternel

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maternitéVoici un livre coup de poing, si éloigné de tous les poncifs sur l’épanouissement de la femme grâce à la maternité qu’on en reste pantelant, groggy après 460 pages serrées du combat d’une femme qui ne réussit pas à se conformer aux standards de l’amour maternel.

L’autrice de cette Maternité sait de quoi elle parle : elle est psychologue clinicienne, spécialiste du lien parent-bébé ; l’héroïne de son roman, Clara, est sans doute un concentré de toutes les douleurs qu’elle a dû panser dans son cabinet.

Avant le séisme de la maternité, Clara venait d’être nommée directeur financier, une position magnifique mais qui ne suscite aucune réaction positive chez ses parents :

Quand tu vas les voir, tu as froid. Quand tu es chez eux, tu as froid. Et même sur le chemin du retour, tu as froid. (p. 12)

Le gouffre affectif est si profond, comment son mari pourrait-il le combler ?  Frédéric est pourtant le compagnon dont beaucoup de femmes rêveraient d’être l’épouse. Il se réjouit de la promotion de sa femme. Toute la suite du texte va montrer que cet homme généreux aime profondément Clara, il va essayer de tenir le cap dans cette famille qui sombre. Frédéric est la lumière de ce texte d’un noir puissant.

Tu rentres retrouver ton mari mais tu ne quittes pas ton travail, cet amant insatiable auquel tu te donnes dans une douloureuse et obscure satisfaction. Il reste maître de tes pensées et, souvent, tu dois fournir un effort pour écouter Frédéric. Professeur de français dans un collège situé en zone sensible, il t’attend entre deux piles de copies. Avec son agrégation, tu te dis qu’il aurait pu prétendre à un poste dans un prestigieux lycée comme celui où vous vous êtes connus, mais tu respectes son choix. Frédéric échappe à la critique c’est une règle que tu t’es fixée en l’épousant. Du moment qu’il est là, qu’il cuisine pour toi et te demande :

—  Ça s’est bien passé, ta journée ?

C’est une question absurde mais tu lui sais gré de la poser, encore et encore. Car non, évidemment, ça ne s’est pas bien passé ! Rien n’est jamais comme tu l’entends. Rien ne trouve grâce à tes yeux, ni tes collaborateurs, ni l’univers ingrat qui refuse de se plier à ta logique.

Alors quand Fred t’interroge, tu vides tous tes griefs et c’est à peine si tu sens le goût acrimonieux de ce que tu ingurgites. (p. 14-15)

Les premières pages de cet épais volume que l’on lit la gorge serrée mais sans pouvoir s’arrêter, disent l’essentiel de l’héroïne, Carla la mal nommée, car cette femme forte est un abîme de fragilité. La trouvaille éblouissante de l’autrice est d’avoir réussi à nous mettre dans la tête de Carla en choisissant le pronom le plus difficile à tenir sur une narration à long terme, ce « tu » qui tue, accuse et met à distance. Continuer la lecture

Maternité
Françoise Guérin
Albin Michel, mai 2018, 480 p., 22 €
ISBN : 978-2-226-40037-6

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