Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Maternité de Françoise Guérin : le tabou de l’absence d’amour maternel

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maternitéVoici un livre coup de poing, si éloigné de tous les poncifs sur l’épanouissement de la femme grâce à la maternité qu’on en reste pantelant, groggy après 460 pages serrées du combat d’une femme qui ne réussit pas à se conformer aux standards de l’amour maternel.

L’autrice de cette Maternité sait de quoi elle parle : elle est psychologue clinicienne, spécialiste du lien parent-bébé ; l’héroïne de son roman, Clara, est sans doute un concentré de toutes les douleurs qu’elle a dû panser dans son cabinet.

Avant le séisme de la maternité, Clara venait d’être nommée directeur financier, une position magnifique mais qui ne suscite aucune réaction positive chez ses parents :

Quand tu vas les voir, tu as froid. Quand tu es chez eux, tu as froid. Et même sur le chemin du retour, tu as froid. (p. 12)

Le gouffre affectif est si profond, comment son mari pourrait-il le combler ?  Frédéric est pourtant le compagnon dont beaucoup de femmes rêveraient d’être l’épouse. Il se réjouit de la promotion de sa femme. Toute la suite du texte va montrer que cet homme généreux aime profondément Clara, il va essayer de tenir le cap dans cette famille qui sombre. Frédéric est la lumière de ce texte d’un noir puissant.

Tu rentres retrouver ton mari mais tu ne quittes pas ton travail, cet amant insatiable auquel tu te donnes dans une douloureuse et obscure satisfaction. Il reste maître de tes pensées et, souvent, tu dois fournir un effort pour écouter Frédéric. Professeur de français dans un collège situé en zone sensible, il t’attend entre deux piles de copies. Avec son agrégation, tu te dis qu’il aurait pu prétendre à un poste dans un prestigieux lycée comme celui où vous vous êtes connus, mais tu respectes son choix. Frédéric échappe à la critique c’est une règle que tu t’es fixée en l’épousant. Du moment qu’il est là, qu’il cuisine pour toi et te demande :

—  Ça s’est bien passé, ta journée ?

C’est une question absurde mais tu lui sais gré de la poser, encore et encore. Car non, évidemment, ça ne s’est pas bien passé ! Rien n’est jamais comme tu l’entends. Rien ne trouve grâce à tes yeux, ni tes collaborateurs, ni l’univers ingrat qui refuse de se plier à ta logique.

Alors quand Fred t’interroge, tu vides tous tes griefs et c’est à peine si tu sens le goût acrimonieux de ce que tu ingurgites. (p. 14-15)

Les premières pages de cet épais volume que l’on lit la gorge serrée mais sans pouvoir s’arrêter, disent l’essentiel de l’héroïne, Carla la mal nommée, car cette femme forte est un abîme de fragilité. La trouvaille éblouissante de l’autrice est d’avoir réussi à nous mettre dans la tête de Carla en choisissant le pronom le plus difficile à tenir sur une narration à long terme, ce « tu » qui tue, accuse et met à distance. Continuer la lecture

Maternité
Françoise Guérin
Albin Michel, mai 2018, 480 p., 22 €
ISBN : 978-2-226-40037-6

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La Grande Roue de Diane Peylin : sidération et engrenage

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Diane Peylin place son magnifique roman La Grande Roue sous les auspices de la Métamorphose de Frank Kafka :

 En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. […]

Qu’est-ce qui m’est arrivé ? pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve.

La-grande-roue_002Qu’est-ce qui m’est arrivé ? pense Emma : elle a trouvé le Prince Charmant au pied de la Grande Roue, et voilà que celui-ci, au fil d’événements qu’elle ne comprend pas, se transforme en tortionnaire après la naissance de leur premier enfant, et ce n’est pas un mauvais rêve.

Tous les personnages nous sont présentés dès la première page du roman : Tess, Emma, David et Nathan.

Emma est le seul personnage qui avance dans son histoire avec ces marqueurs temporels précis : la date exacte de sa rencontre avec Marc,  la progression rapide de leur histoire d’amour, avec ses débuts lumineux : un vrai conte de fée ! Puis l’isolement, l’évolution incompréhensible de Marc, devenu son mari, à la fois amoureux et amant grandiose qui glisse vers le dégoût devant son corps marqué par la maternité. Tout est dit avec une finesse et une force confondantes. La prison de l’amour, le désir de « guérir » celui qui est malade, l’acceptation des coups, tout. On vit la descente aux enfers d’Emma en apnée. Continuer la lecture

La grande roue
Diane Peylin
Les Escales, janvier 2018, 256 p., 17,90 €
ISBN : 978-2-36569-352-3

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L’œil de la nuit de Pierre Péju : les ombres grises d’un roman sur la psychanalyse

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l'oeil de la nuitQuel beau titre que L’œil de la nuit, le dernier roman de Pierre Péju publié aux éditions Gallimard ! Il évoque la solitude de ceux qui ne dorment pas et scrutent le monde, leurs questionnements durant ces heures grises où les questions qui les hantent défilent sans apporter de réponses.

L’auteur a choisi de nous raconter la vie d’Horace Frink, « né en 1883 et mort en 1936 dans un oubli complet » nous apprend la quatrième de couverture.

Les personnages dont on connaît peu de choses sont du pain béni pour le romancier : il peut leur inventer une vie à sa mesure, et pour peu que les éléments biographiques connus l’aident un peu, c’est parfait. Dans le cas présent, Horace Frink représente les débuts de la psychanalyse en Amérique, il a été analysé par Freud (avec de piètres résultats) et il a eu une relation avec une de ses richissimes patientes, Angelica Bijur qui a aussi consulté Freud.

Les cailloux biographiques virent aux diamants bruts ! Des rencontres avec le maître de la psychanalyse, il était facile de glisser à la première visite américaine de Freud accompagné de Jung et de Ferenczi en 1909 : pourquoi Frink ne servirait-il pas de guide au maître ?

La vie d’Horace Frink s’inscrit dans une période particulièrement riche et troublée de l’histoire mondiale, et celle-ci fonctionne comme un balancier : pendant que l’Europe est à feu et à sang, l’Amérique connaît une période de prospérité et de mutations accélérées, puis, quand l’Europe se relève et connaît ce qu’on a appelé les années folles, l’Amérique subit la grande dépression, la prohibition, une sorte de retour en arrière et d’effacement des acquis.

Le cadre du roman est donc très riche, et nombre de descriptions sont foisonnantes, aussi minutieuses que des miniatures. Et le héros, comment l’auteur va-t-il nous le présenter ? Continuer la lecture

L’œil de la nuit
Pierre Péju
Gallimard, octobre 2019, 432 p., 22 €
ISBN : 978-2-07286210-6

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Rencontres au sommet : Patrick Gabarrou et consorts

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La plupart des séances de dédicaces dans les librairies donnent lieu à de riches échanges, mais vendredi passé, à la librairie Jules et Jim à Cluses, ce fut particulier. C’était le rush des cadeaux de Noël, le moment où chacun(e) s’active à trouver le livre qui fera plaisir à la personne que l’on aime. Aucune solitude malgré la pluie diluvienne pour l’écrivain devant sa petite table.

Une dame s’est approchée : son mari était alpiniste, elle voulait lui offrir L’Envol du sari. Une autre écoutait. Lorsque la première m’a demandé si j’avais rencontré des alpinistes, je lui ai parlé de l’une des premières versions du roman où je mentionnais Patrick Gabarrou, « l’homme aux trois cents premières ». La deuxième personne est intervenue : elle connaissait bien le guide dont je venais de parler, son père avait fabriqué les premiers crochets en aluminium qui ont remplacé les crochets en fer forgé, et c’est Patrick Gabarrou qui les avait testés ! Nous nous sommes mises à échanger, toutes les trois ; je ne connais rien à la haute-montagne, j’ai le vertige, et là, en face de moi, deux femmes dont la montagne était partie intégrante de leur vie… Qu’est-ce que cela fait au quotidien d’être l’épouse d’un guide de haute-montagne ? Qu’est-ce que cela fait de voir la vie de toute sa famille tourner autour de la montagne ? Continuer la lecture

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Le bal des folles, de Victoria Mas : plongée dans la folie féminine et la cruauté des hommes

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Fut un temps où des mendiantes croupissaient au fond d’une cellule et se faisaient mordre les doigts et les orteils par des rats. […] Fut un temps où une femme adultère pouvait être enfermée pour la seule raison qu’elle était adultère. L’hôpital a aujourd’hui l’apparence apaisée. Mais les spectres de toutes ces femmes n’ont pas pour autant quitté les lieux. C’est un endroit chargé de fantômes, de hurlements et de corps meurtris. Un hôpital où les murs seuls peuvent vous faire devenir folle si vous ne l’étiez pas en arrivant.

Bal des follesPour son premier roman, Victoria Mas a choisi la Salpêtrière au temps où l’immense hôpital était peuplé d’aliénées, au temps du docteur Charcot et de ses célèbres expériences sur les malades. Cela rappelle beaucoup La salle de bal d’Anna Hope, même époque, même oppression des faibles, même façon d’interner ceux qui dérangent. Plus troublant encore : la salle de bal… S’agit-il de la même façon de traiter la folie ?

L’autrice reconstitue de manière très réaliste l’atmosphère des lieux, les amphithéâtres où les hommes viennent assister aux séances du célèbre professeur, cette fin du XIXe siècle. Continuer la lecture

Le bal des folles
Victoria Mas
Albin Michel, mois année, 256 p., 18,90 €
ISBN : 978-2-226-44210-9

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