Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Souriez, vous êtes prisonnier

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Vous souvenez-vous de la série Person of Interest  dans laquelle « la Machine » était un système de surveillance de masse utilisant de nombreuses caméras de surveillance et d’innombrables données informatiques ? C’était de la science-fiction, même si Edward Snowden avait révélé l’importance de la surveillance globale aux États-Unis et dans le monde entier.

L’évolution vertigineuse de la technologie a rendu la série obsolète. Le gouvernement chinois va beaucoup plus loin que la Machine et utilise la surveillance de masse à une échelle que nous avons peine à imaginer dans une optique de normalisation totale de sa population, un programme pour une « société de l’intégrité » qui sera mis en place sur tout le territoire en 2020 au plus tard.

Quarante-quatre expérimentations ont commencé en 2015 et 2016, et une première généralisation a eu lieu en mai 2018. Ce flicage porte le nom poétique  de « réseau céleste » et comprend l’installation de deux cent millions de caméras de surveillance en cinq ans complétant toute la surveillance mise en place précédemment.

Le fichage existe depuis longtemps en Chine, mais il a pris une tout autre dimension avec l’essor des outils informatiques. Reconnaissance faciale, contrôle des réseaux sociaux et des conversations privées, traçage des déplacements, surveillance de chaque instant : l’étau se resserre. Le moindre retard de paiement d’une facture peut avoir des conséquences incalculables non seulement sur la personne qui a commis cette « faute », mais aussi sur les membres de sa famille. Continuer la lecture

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Sourires de loup, Zadie Smith déchiquète la société anglaise

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Sourires de loupVoici un pavé jeté dans la mare de la littérature anglaise en 2001 par une jeune auteure de vingt-cinq ans, de père jamaïcain et de mère anglaise, dont c’était le premier roman.

Pavé au sens propre, parce qu’il fait voler en éclat le mythe de l’intégration, et pavé littéraire de plus de 550 pages qui manie l’humour anglais, le parler jamaïcain, l’argot londonien, les lamentations anglo-indiennes et le snobisme bourgeois : un véritable défi pour le traducteur Claude Demanuelli !

Dans cette saga multiethnique très dense, pleine d’humour et d’émotion, de finesse et de cruauté, on suit deux familles liées par l’amitié indéfectible entre l’Anglais Archi Jones et le Bangladais Samad Iqbal qui se sont rencontrés pendant la seconde guerre mondiale et qui sont liés par un pacte de sang. Trente ans après la fin de la guerre, ils se retrouvent à Willesden, près de Londres, et on suit leur évolution et celle de leur famille respectives pendant presque la même durée.

Ce roman-fleuve s’inscrit dans un contexte historique précis, quand l’Angleterre peine à intégrer harmonieusement tous les peuples de son ancien empire et à admettre son déclin. Zadie Smith a réussi pour son premier roman une fresque d’une surprenante maturité et d’une densité étonnante. Chacun des personnages – et ils sont nombreux – possède une véritable identité : pas de silhouettes hâtivement bâclées, mais des vraies personnes, attachantes ou inquiétantes, solidement arrimées à l’histoire. Continuer la lecture

Sourires de loup
Zadie Smith
trad. de l’anglais par Claude Demanuelli
Gallimard, juillet 2001, 544 p., 23,30€
ISBN : 2-07-075806-0

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Concerto pour la main morte : Olivier Bleys exorcise l’angoisse créatrice

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Concerto pour la main morteComment résister à un titre pareil, surtout quand le roman est chaleureusement conseillé par une amie ? Olivier Bleys et son Concerto pour la main morte m’étaient inconnus et j’aimerais vous faire partager cette tardive et belle découverte.

L’histoire, entre fable surréaliste et conte moral se passe dans un endroit perdu de Sibérie :

Le petit village se nommait Mourava, ce qui traduit de l’ancien russe donne à peu près « la jeune herbe ». Encore ne l’appelait-on « village » que par commodité, ou pour le distinguer d’autres plus frustes encore, parfois de simples campements qui s’échelonnaient sur de grandes distances le long du fleuve Ienisseï, région de Touroukhansk, Sibérie centrale. (p. 9)

Débarquent du bateau un pianiste français et son piano. Colin Cherbaux aborde ce lieu improbable dans le but précis de se mesurer avec son piano et son incapacité à jouer le concerto n°2 de Rachmaninov. Son agent lui a procuré un concert où il doit jouer celui-ci, or :

— Je joue, mais pas ce concerto… Quand j’essaie de m’y mettre, mes doigts enfoncent les touches n’importe comment. Après quelques mesures, ça devient du potage et je dois retirer mes mains du clavier. (p. 96)

À partir de cette situation un tantinet surprenante et absurde,  Olivier Bleys nous offre un feu d’artifice littéraire. J’ai eu souvent l’impression qu’il serait capable de nous montrer toute la poésie du mode d’emploi d’un lave-vaisselle ! Continuer la lecture

Concerto pour la main morte
Olivier Bleys
Albin Michel, août 2013, 240 p., 18 €
ISBN : 978-2-226-24966-1

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Livres et autres babioles

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The_Rosie_ProjectLa période des achats compulsifs de Noël est terminée, et les publicités pour les « beaux livres » qui font tant d’effet au salon à côté de la boîte de chocolat disparaissent en même temps que les catalogues de jouets. Sur internet ou à la radio on vous a incité à l’achat de livres, pas de liseuses, et il semble que les ouvertures de librairies se multiplient, ce qui est réjouissant. L’achat de livres numériques ralentit malgré les nombreux avantages de ce support immatériel, et les professionnels du secteur lorgnent de nouveau du côté des lecteurs rétrogrades.

Je vais vous raconter une expérience personnelle dans le Tube de Londres. Il ressemble à tous les métros du monde : distribution de journaux gratuits juste avant la bouche  du tube digestif (traduction personnelle et non littérale de ce gouffre obscur qui avale des millions de personnes par jour).  Gens pressés, parapluies, regard orienté vers les marches et main qui prend en automate le journal tendu par un autre automate. Les heureux propriétaires d’un siège ferment les yeux ou regardent droit devant eux d’un air vague et/ou hostile s’ils se sentent observés ; hochent la tête en cadence, yeux mi-clos ; tapotent sur leur smartphone comme s’ils continuaient de travailler au bureau ou jouent à un jeu, ce qui se pratique aussi au bureau ; parcourent le journal gratuit avant de le laisser sur le siège lorsqu’ils arrivent à destination ; restent concentrés sur leur liseuse ou leur tablette, indexe levé, prêt à glisser à la page suivante ; bouquinent un livre souvent corné, vous savez, ce truc démodé dont on prédit la disparition et qui n’a pas besoin d’être rechargé.

J’avoue m’intéresser aux dernières catégories. Les lecteurs, mes semblables.

Les liseuses et leurs propriétaires me laissent dans un état de frustration intense, impossible de satisfaire ma curiosité mais les lecteurs, ah les lecteurs ! Quel bonheur de les voir refermer leur livre au message annonciateur de leur station et de découvrir à la dérobée le titre de celui-ci ! C’est comme si la porte d’entrée de ses préférences  venait de s’entre-bailler ou qu’il ait oublié de tirer les rideaux, la nuit venue, dévoilant la chaude intimité de ses aspirations.

Cette année-là de nombreux lecteurs londoniens étaient plongés dans The Rosie Project. Titre mystérieux : roman d’anticipation ? D’espionnage ? Machination atroce en vue d’anéantir l’humanité ? Au retour, dans l’avion, mon voisin de siège, un Anglais d’un certain âge, sort The Rosie Project de son sac. Impossible de ne pas lui demander de quoi parle le livre, on est serrés comme des sardines ce qui autorise une certaine familiarité. J’explique que j’ai vu beaucoup de passagers du Tube plongés dans ce livre, je veux savoir de quoi il parle. Mon voisin sourit :

— Cela parle d’un jeune homme atteint du syndrome d’Asperger, il a beaucoup de peine à entrer en contact avec les gens et il est tombé amoureux d’une jeune femme nommé Rosie. Le livre raconte ses travaux d’approche, c’est vraiment drôle et charmant.

Ainsi les passagers se passionnaient pour les maladresses d’un autiste ! Les travaux d’approche d’un jeune homme pour qui la vie en société reste obscure et les signaux brouillés, pour qui dire un mensonge ou une simple flagornerie n’est pas envisageable par absence de compréhension ! Cette histoire d’amour passionnait les foules londoniennes ! Rosie va-t-elle ou non comprendre que le dadais un peu bizarre est amoureux d’elle ? Va-t-elle répondre à son amour ? Je revoyais les lecteurs concentrés, le petit sourire fugace incongru, la concentration. Le projet de séduction d’un jeune homme maladroit et amoureux les transportait dans un monde différent qui les attendrissait. Miracle de la lecture !

Je n’ai toujours pas lu The Rosie Project, mais mon capital sympathie pour les Londoniens a nettement augmenté.

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Le meurtre du Commandeur : Idées platoniciennes à la sauce nipponne

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La nouvelle série ésotérique de l’auteur japonais Haruki Mirakami, après le succès mondial de IQ84, comprend pour l’instant deux tomes dont les sous-titres devraient nous intriguer autant que le titre.

meurtre 1Dans le premier tome, nous faisons connaissance du narrateur dont nous ne connaîtrons jamais le nom et qui est un peintre spécialisé dans le portrait. Sa femme vient de lui apprendre qu’elle veut divorcer. Il entame alors une errance en voiture avant de se fixer dans la demeure d’un très grand peintre spécialisé dans une technique japonaise traditionnelle, Tomohiko Amada. Ce dernier vient d’être admis dans une maison de retraite, et son fils, ami du narrateur, demande à celui-ci d’habiter la maison. Dans le grenier de cette demeure isolée en pleine montagne, le peintre en panne d’inspiration trouve un tableau étrange doté d’une puissante force d’évocation intitulé Le meurtre du Commandeur. C’est le chef d’œuvre caché du vieux peintre muré dans sa démence. Pourquoi avoir caché un tableau d’une intensité pareille où les personnages ont l’air issus de l’opéra de Mozart, Don Juan ? Continuer la lecture

Le meurtre du commandeur T. 1 – Une idée apparaît
Haruki Murakami
traduit du japonais par Hélène Morita et Tomoko Oono
Belfond, octobre 2018, 456 p., 23,90 €
ISBN : 978-2-7144-7838-2

Le meurtre du commandeur T. 2 – La Métaphore se déplace
Haruki Murakami
traduit du japonais par Hélène Morita et Tomoko Oono
Belfond, octobre 2018, 480 p., 23,90 €
ISBN : 978-2-7144-7839-9

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