Point Cardinal : quand papa devient une femme

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Sur le parking d’un supermarché, dans une petite ville de province, une femme se démaquille. Enlever sa perruque, sa robe de soie, rouler ses bas sur ses chevilles : ses gestes ressemblent à un arrachement. Bientôt, celle qui, à peine une heure auparavant, dansait à corps perdu sera devenue méconnaissable.
Laurent, en tenue de sport, a remis de l’ordre dans sa voiture. Il s’apprête à rejoindre femme et enfants pour le dîner.

RécondoVoici un extrait de la quatrième de couverture qui est plutôt un résumé de Point cardinal, le dernier roman de Léonor de Récondo.

Ce point cardinal qui sert à orienter le voyageur, celui qui lui évite de se perdre, c’est la femme cachée depuis toujours dans le corps de Laurent.

Laurent s’est marié avec Solange, il l’aime, il a deux enfants adolescents, Claire, treize ans, et Thomas seize. Seulement la femme qui est en Laurent rue dans les brancards, et Laurent devra céder  la place à Lauren.

Solange découvre la vérité et envoie Laurent chez un psy : il est malade, il faut le soigner. Mais Laurent ne se sent malade que de cette aberration : il est une femme dans un corps d’homme. Continuer la lecture

Point cardinal
Léonor de Récondo
Sabine Wespieser, août 2017, 232 p., 20 €
ISBN : 978-2-84805-226-7

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L’ordre du jour : faiblesses humaines et écriture

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Je ne lis jamais les textes primés par les grosses machines médiatiques si bien rodées, avec menu communiqué à la presse et jurés au bord de l’indigestion, l’œil brillant d’alcool et de satisfaction. Non, je lis des livres. Parfois il se trouve qu’ils obtiennent des prix : L’ordre du jour d’Eric Vuillard fait partie du lot.

L-ordre-du-jourDans ce court texte que l’on ne peut vraiment pas qualifier de roman, ni par sa longueur ni par son sujet, Eric Vuillard choisit quelques moments clés de la marche à la guerre. Certains sont connus, comme la réunion du 20 février 1933, où les plus puissants patrons allemands (Krupp, Opel, Siemens etc), acceptent de financer la campagne du parti nazi pour les législatives, ou l’entrevue entre Adolf Hitler et le chancelier autrichien Kurt von Schuschnigg le 12 février. Même grossièreté, même méthodes d’intimidation, et Hitler n’est chancelier que depuis quelques semaines !

L’auteur choisit pour la progression vers la guerre des événements attestés mais méconnus comme la gigantesque panne des « panzers », juste après la frontière autrichienne franchie ; ou le dîner donné par le premier ministre Chamberlain en présence de Churchill et de l’ambassadeur Ribbentrop qui venait d’être nommé ministre des affaires étrangères par Hitler. C’était le 12 mars 1938, jour de l’entrée des troupes allemandes en Autriche, et les incessants verbiages ont faire perdre leur temps à Chamberlain et Churchill. Continuer la lecture

L’ordre du jour
Éric Vuillard
Actes Sud, mai 2017, 160 p., 16 €
ISBN : 978-2-330-07897-3

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des châteaux qui brûlent, Arno Bertina qui nous saisit

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BertinaCette maison d’édition au travail si soigné, logo épuré, blancheur resplendissante de la couverture, et ces lettres qui semblent tapées à la machine, aucune majuscule, ni dans le nom de l’auteur, ni dans le titre, cette maison qui doit encore employer de vrais correcteurs tant le texte est parfait, les éditions verticales donc ont publié le roman de Arno Bertina des châteaux qui brûlent en 2017. Cette minuscule dans le titre colle au sujet du livre, à la vie des gens qui vont se croiser, s’interpeller, raconter leur vie dans ce roman social choral, des vies minuscules dans le monde de l’abattoir, mais loin du style de Pierre Michon.

Les salariés d’un abattoir de volailles destinées au Moyen-Orient refusent la liquidation judiciaire de l’entreprise et la fatalité du chômage : ils occupent l’usine. Débarque de sa propre initiative le secrétaire d’état Montville, double transparent de Montebourg. Il partage avec son modèle les grandes idées et l’absence de connaissance de la vie des vrais gens. Continuer la lecture

Des châteaux qui brûlent
Arno Bertina
Verticales, juin 2017, 424 p., 21,50 €
ISBN : 978.2.07.272688.0

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La photo

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La photoC’est une photo heureuse, elle date de l’été passé, exactement durant les quelques jours où la souffrance s’est apaisée. Bientôt elle va se ruer par vagues sur tout le corps, me laisser pantelante, désespérée devant la force de ce qui ne peut s’oublier, de ce qui mange tout le reste. La douleur.

C’est une photo heureuse, prise par un homme amoureux qui traque les moments où sa femme est redevenue telle  qu’il voudrait qu’elle soit toujours, sans souffrance, sans maladie, avec son énergie à déplacer les montagnes. La femme qui est surprise vient juste de sentir le regard de l’objectif, une confiance absolue, un regard de connivence : Oui, oui, je sais, tu ne peux t’empêcher de me photographier, même dans une fête, même lorsqu’on t’a demandé de faire un reportage sur ce qui se passe !

C’est une photo heureuse, moment de grâce. J’ai beau chercher dans celles qui suivent, d’autres fêtes, fauteuil ou station debout, siège de jardin, rien, il n’y a plus de lueur, juste un faux sourire qui le désole, qui me désole. Je ne guérirai pas et nous le savons tous les deux. Une maladie qui ne fait pas mourir, non, qui détruit seulement la vie.

Alors je reviens à cette photo parce qu’il faut convoquer les moments heureux lorsque le ciel est trop gris, parce qu’il faut invoquer l’amour, celui qui entoure, celui qui voudrait faire barrière et ne le peut pas. Parce qu’il ne faut pas laisser gagner la fatalité.

Le regard du photographe, c’est ce que je vois, ce que je sens, ce qui me porte.

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Étranges hasards

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BossonsCela fait plusieurs années que je travaille sur un roman dont le cadre spatial et temporel est double : d’un côté la Haute-Savoie avec des allers retours à Genève, de nos jours, de l’autre l’Inde et la ville de Bombay essentiellement durant les débuts de ce grand pays. Pourquoi cela ? Parce que deux catastrophes aériennes se sont produites sur le massif du Mont-Blanc, à 300 mètres de distance l’une de l’autre et à seize ans d’écart.

Les seuls avions civils qui se sont jamais écrasés sur le Mont-Blanc étaient indiens. Vous avez sans doute entendu parler du Malabar Princess, popularisé par un film avec Jacques Villeret, film que je n’ai toujours pas vu. Cette catastrophe a été extraordinairement médiatisée en 1950, avec des journalistes venus du monde entier. L’autre avion contenait beaucoup plus de victimes (dont le père de la bombe atomique indienne). Mais je gage que vous n’avez jamais entendu parler du Kangchenjunga, l’avion qui portait le nom du plus haut sommet de l’Inde venu s’écraser sur le plus haut sommet d’Europe. Et pour cause : le secret qui a entouré la catastrophe était le miroir inversé de ce qui s’était passé seize ans plus tôt. Site défendu d’accès pendant des années, survolé par des hélicoptères, journalistes interdits, confiscation de matériel…

Ne parlons pas des zones obscures entourant ces deux crashes, il y aurait de quoi écrire toute une série de romans policiers. Un seul point à retenir : tous les éléments concernant le crash du Kangchenjunga en 1966 sont classés secret défense.

J’ai déjà relaté sur mon blog les circonstances qui m’ont fait m’intéresser à ces crashes.

Lorsque j’ai découvert que parmi les 117 passagers de l’avion seuls sept corps étaient intacts, dont celui d’une Indienne retrouvée nue sur le glacier, ce fut comme une révélation : cette jeune femme serait l’héroïne de mon roman, je reconstituerais sa vie.

Seulement elle était morte depuis si longtemps, on sait bien que l’on meurt vraiment quand plus personne ne pense à nous. Qui pouvait penser encore à la belle femme décrite par le rapport de gendarmerie de Chamonix à part ses enfants ? Le personnage secondaire, celui qui sert de passerelle entre la morte du glacier des Bossons et la reconstitution possible de sa vie, fut d’abord un homme. Mais au bout d’une centaine de pages, j’aboutissais à une impasse. C’est ainsi que mon moustachu aux yeux de braise céda la place à une quinquagénaire réservée à la longue tresse, fonctionnaire internationale à Genève.

Après un cheminement repris dans le roman qui aboutissait à la conclusion qu’elle ne pouvait être que parsie, ethnie fascinante et mystérieuse, la jeune femme vêtue de ses seuls bijoux se prénomma Rashna et sa fille qui avait vécu plus longtemps qu’elle Anusha. J’ai doté notre haut-fonctionnaire d’une redoutable assistante : Marie-Amélie. Je ne vais pas vous raconter l’histoire, seulement une de ses suites.

Le compagnon de ma vie pratique la généalogie, et une de ses dynamiques collègues Mimi. Je ne l’ai jamais rencontrée. Lors des échanges de vœux rituels de nouvel an, mon mari apprend que la fille de sa collègue se prénomme Marie-Amélie. Il explique le sujet de mon roman et parle du prénom de l’assistante de Anusha, prénom qu’il me semble avoir choisi par hasard.

Stupéfaction de Mimi : un prénom si particulier, comment avais-je pu le choisir ? L’histoire ne s’arrête pas là : je raconte dans le roman que le glacier des Bossons recrache les débris des deux avions, il coupe l’acier en morceaux, je vous laisse à penser ce qu’il fait des corps… Je laisse la parole à Mimi :

Alors ça c’est étrange ! Car dans les années 70 je faisais une sortie école de glace avec un groupe dans le glacier des Bossons, et en passant d’une crevasse à une autre pour en choisir une bien sympa à cramponner pour s’entraîner et… Nous avons trouvé… une petite main qui s’arrêtait un peu au-dessus du poignet, très fine et brune. Elle ressortait du fond du glacier sans doute et se trouvait juste sous une petite pellicule de glace ! Je me souviens qu’aux alentours il y avait des petits bouts de métal dispersés. Que faire ?? et en faire quoi ???

Mimi raconte la suite :

Le guide de Servoz qui était avec nous a redescendu cette petite main et l’a fait enterrer par le prêtre de la paroisse (et qui était également un montagnard) dans le cimetière de Servoz !

Troublant, vraiment !

Il est courant de trouver sur le glacier des objets, des papiers ou… des pierres précieuses.

On trouve en effet des débris de corps humains remontés des crevasses où les guides les avaient jetés pour rendre le glacier propre pour les touristes qui font l’ascension du mont Blanc. Par contre, cette petite main indienne pieusement ramenée par le guide au prêtre de sa paroisse, le même respect de la part de ce prêtre qui a enterré la main dans le cimetière, c’était comme si mon roman se poursuivait, comme si ces deux catastrophes n’en finissaient pas de poursuivre la montagne et ceux qui l’arpentent.

Mimi relate un souvenir des années 70 ; depuis le glacier a effectué l’essentiel de sa lente digestion. Il ne reste plus qu’à publier l’histoire de Rashna la belle Indienne pour que la mémoire reste, que le souvenir de ces gens venus de si loin mourir sur le toit de l’Europe ne s’évanouisse pas. Le roman a changé de titre, il s’appelle Des rapaces et des hommes, titre plus conforme à la fois à la façon dont on a traité les dépouilles des victimes et aux coutumes religieuses parsies.

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