Manger l’autre, d’Ananda Devi, la dévoration des individus dans notre société

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C’est un livre énorme et violent que celui que Ananda Devi a publié en janvier 2018, un roman où tout déborde jusqu’à la nausée : la nourriture et le corps, les images et la cruauté obsessionnelles ; c’est  un roman de la dévoration et de l’excès, une métaphore transparente de notre société qui se détruit dans la surabondance.

9782246813453FSL’héroïne de Manger l’autre est une adolescente d’une obésité hors norme : elle pèse plus de dix kilos à sa naissance et déchire sa mère dans tous les sens du terme. Cette dernière fuira très vite, ainsi que toutes les nourrices qui se succéderont pour nourrir ce bébé à l’appétit insatiable. Bien sûr on ne peut que penser à Gargantua, le monstrueux bébé de Rabelais. Les illustrations de Gustave Doré ont peut-être inspiré l’auteur, qui sait ? Le livre est tellement visuel ! Cet aspect rabelaisien, ce côté « hénaurme » est essentiel ; la lecture du roman serait insoutenable sans la truculence et l’excès de nourriture, les descriptions gourmandes des repas concoctés par le père aimant, à la fois remèdes et poisons.

La mère s’enfuit mais le père reste, compense, aime pour deux. Il écrit… des livres gastronomiques qui se vendent fort bien. Tout ramène à la nourriture et aux images. Continuer la lecture

Manger l’autre
Ananda Devi
Grasset, Janvier 2018, 224 p., 18 €
ISBN : 9782246813453

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Se lancer dans son autobiographie

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Cela me travaillait depuis quelque temps cette envie d’un retour aux échanges, de sortir de l’écriture solitaire et d’offrir aux autres une partie de l’expérience accumulée depuis des années d’écriture, que ce soit de romans, de nouvelles et d’une biographie.

Les Confessions2J’ai été confrontée à l’essai autobiographique d’une personne proche, à celle d’un vieil homme qui était passé par un biographe professionnel et à celui d’une jeune femme qui désirait réorienter sa carrière professionnelle et à qui on avait demandé d’écrire son autobiographie. Elle avait été surprise de la demande, mais elle s’était vite prise de passion pour l’exercice. Je me souviens également d’avoir pratiqué l’exercice avec un adolescent particulièrement violent et perturbé qui avait éructé sur la page un cri de colère et donné un éclairage cru sur la maltraitance paternelle dont il avait été victime. Cela l’avait beaucoup aidé à se calmer. La jeune femme a pu réorienter non seulement sa carrière professionnelle, mais sa vie privée ; son autobiographie était surtout une auto-analyse. Le biographe professionnel avait réussi à rendre plate une vie pleine de péripéties mêlées à l’Histoire, la faute peut-être aux délais, je ne sais pas. Quant à la personne proche, elle avait écrit dans l’urgence, son temps était compté. Elle n’a pas pu travailler son texte.

Tout ceci montre que le temps est nécessaire pour la réussite de l’essai autobiographique. La nécessité du recul par rapport à la vision des événements qui ont traversé l’existence, le travail sur la notion de vérité, sur la lucidité et la modestie nécessaires parce que celle ci ne sera jamais que partielle et partiale, ce que l’on veut que le lecteur potentiel retienne : tout ceci doit être mis au net avant le travail de mémoire. De nombreux conseils et exercices techniques aident au déblocage qui surgit souvent devant l’étendue de la tâche. Le travail en groupe soutient les apprentis biographes en leur montrant que les difficultés sont les mêmes pour tous, les observations des autres participants aident à progresser, à condenser le travail d’écriture, à cerner ce qui est en trop et ce qui mérite au contraire d’être développé. Ce travail est essentiel pour trouver son propre tempo, la façon unique dont on racontera sa vie.

C’est décidé. À la rentrée j’animerai un atelier initiation au récit autobiographique dans mon petit coin de montagne. Dans le texte ci-dessous j’explique les questions inhérentes à l’autobiographie, ses joies et ses difficultés. Continuer la lecture

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No et moi, de Delphine de Vigan, la porte qui reste fermée

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Des mois plus tard il faut en terminer avec les portes qui restent closes devant des enfants en demande d’amour.

No_et_moiSuite au roman Les loyautés de Delphine de Vigan, j’avais écrit sur ce blog un article sur le bouleversant reportage d’Arte sur Yanie. Histoire pleine de douloureux ricochets. J’avais parlé de mon ancien élève qui avait trouvé porte close chez ses grands-parents, Coumarine, elle-même maman d’accueil, a parlé de la porte close devant sa fille de seize ans. Continuer la lecture

No et moi
Delphine de Vigan
JC Lattès, novembre 2010, 286 p., 16 €
ISBN : 9782709636391

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Les loyautés 2 : Yanie enfant placé, enfant déchiré

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Comment ai-je pu oublier le prénom d’un des adolescents les plus lumineux qu’il m’a été donné de rencontrer lors de mes années d’enseignement ?

Je le revois, avec son rire aux éclats, toujours entouré de filles, celles de la classe et les autres : la coqueluche de ces dames, la vedette du collège.

— C’est toi, le tombeur de la classe ?

— Eh oui…

Aucune fanfaronnade, seulement une acceptation de son statut de chouchou d’amour, et cela devait durer depuis l’école primaire… Les autres garçons n’étaient pas jaloux. Ils étaient conscients que leur virilité n’était pas menacée par la gentillesse de celui qui acceptait de bonne grâce toutes les attentions mais ne les exploitait pas. Impossible de ne pas aimer ce garçon rayonnant d’amour de la vie. Il était un peu enrobé, petit ventre rond et joues pleines, on le sentait gourmand de tout, généreux de tout. Continuer la lecture

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Les loyautés : la noire densité du roman de Delphine de Vigan

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Les loyautés.

Ce sont des liens invisibles qui nous attachent aux autres – aux morts comme aux vivants –, ce sont des promesses que nous avons murmurées et dont nous ignorons l’écho, des fidélités silencieuses, ce sont des contrats passés le plus souvent avec nous-mêmes, des mots d’ordre admis sans les avoir entendus, des dettes que nous abritons dans les replis de nos mémoires.

Ce sont les lois de l’enfance qui sommeillent à l’intérieur de nos corps, les valeurs au nom desquelles nous nous tenons droits, les fondements qui nous permettent de résister, les principes illisibles qui nous rongent et nous enferment. Nos ailes et nos carcans.

Ce sont les tremplins sur lesquels nos forces se déploient et les tranchées dans lesquelles nous enterrons nos rêves. (p. 7)

Les-loyautesAinsi s’exprime Delphine de Vigan en prélude à ce roman coup de poing, cet objet noir et brillant où la vie s’exprime en actes violents, révoltes avortées, souffrances souterraines, invisibles aux regards des autres.

Ils sont quatre à s’exprimer dans ce qui est une juxtaposition de points de vue, dans un jeu subtil de regards et de personnes. Dans Les loyautés les deux protagonistes principaux sont deux jeunes garçons, Théo et Mathis, qui ont bientôt treize ans. Ils sont à la fois les objets et les sujets de l’inquiétude et de l’observation des deux adultes. On les voit dans leur cachette sous un escalier, on les voit penser, louvoyer, tenter de se trouver un espace personnel ; et ce n’est pas innocent si l’espace de liberté qu’ils ont trouvé est une espèce de cagibi condamné par les adultes de l’école. Continuer la lecture

Les loyautés
Delphine de Vigan
JC Lattès, janvier 2018, 208 p., 17 €
ISBN : 9782709661584

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