Les loyautés : la noire densité du roman de Delphine de Vigan

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Les loyautés.

Ce sont des liens invisibles qui nous attachent aux autres – aux morts comme aux vivants –, ce sont des promesses que nous avons murmurées et dont nous ignorons l’écho, des fidélités silencieuses, ce sont des contrats passés le plus souvent avec nous-mêmes, des mots d’ordre admis sans les avoir entendus, des dettes que nous abritons dans les replis de nos mémoires.

Ce sont les lois de l’enfance qui sommeillent à l’intérieur de nos corps, les valeurs au nom desquelles nous nous tenons droits, les fondements qui nous permettent de résister, les principes illisibles qui nous rongent et nous enferment. Nos ailes et nos carcans.

Ce sont les tremplins sur lesquels nos forces se déploient et les tranchées dans lesquelles nous enterrons nos rêves. (p. 7)

Les-loyautesAinsi s’exprime Delphine de Vigan en prélude à ce roman coup de poing, cet objet noir et brillant où la vie s’exprime en actes violents, révoltes avortées, souffrances souterraines, invisibles aux regards des autres.

Ils sont quatre à s’exprimer dans ce qui est une juxtaposition de points de vue, dans un jeu subtil de regards et de personnes. Dans Les loyautés les deux protagonistes principaux sont deux jeunes garçons, Théo et Mathis, qui ont bientôt treize ans. Ils sont à la fois les objets et les sujets de l’inquiétude et de l’observation des deux adultes. On les voit dans leur cachette sous un escalier, on les voit penser, louvoyer, tenter de se trouver un espace personnel ; et ce n’est pas innocent si l’espace de liberté qu’ils ont trouvé est une espèce de cagibi condamné par les adultes de l’école. Continuer la lecture

Les loyautés
Delphine de Vigan
JC Lattès, janvier 2018, 208 p., 17 €
ISBN : 9782709661584

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Sacrifice numéro un : la danseuse du Malabar Princess

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J’admire les écrivains qui couchent leur roman sur le papier sans états d’âme, d’un seul jet, comme Stendhal couchant La Chartreuse de Parme sur le papier en cinquante–huit jours. Un roman sorti tout droit du cerveau de son auteur, sans redites ou contradictions, sans remords d’écriture, avec la certitude jubilatoire du juste.

Hélas, j’écris par coup de cœur, incapable de suivre un plan, ce qui m’oblige à réécrire mon texte un nombre impressionnant de fois tant je me retrouve régulièrement dans une impasse. Il y a pire encore : les chapitres que l’on aime d’amour et dont il faut se séparer parce que l’économie du texte l’exige. Je hais le mot économie, je hais plus encore d’être obligée de me soumettre à son diktat.

Des rapaces et des hommes s’inscrit dans le cadre des deux catastrophes aériennes qui ont marqué la vallée de Chamonix ; mais on ne peut tout écrire : le lecteur se lasserait. Le lecteur français, puisque le lecteur Américain par exemple n’a pas peur des pavés où il trouvera des informations foisonnantes. Le grand Victor Hugo écrivait ainsi, dans la jubilation de l’excès, mais qui lit encore ses digressions savantes et souvent passionnantes ?

Pour Des rapaces et des hommes, j’ai dû amputer mon texte, comme d’habitude, et je vous livre ici l’un des chapitres sacrifiés, dans l’attente de vos réactions. Bonne lecture !

VIII La danseuse du Malabar Princess

Les deux prêtres avançaient lentement, pieds nus dans la boue chaude et collante mêlée de bouse, oppressés par la chaleur et les odeurs de poisson pourri. Ils allaient de village en village au bord de la mer d’Oman, obsédés par la pluie, le rythme de la pluie sur le sol auquel répondait la respiration de la mer.

Ils avaient dépassé Mangalore, les pieds dans la boue et l’âme en transe, la pluie ruisselant sur leur robe safran, lorsqu’ils la virent. Elle pouvait avoir cinq ou six ans et portait un panier sur la tête contenant un filet avec des bouchons de liège ; elle avait surgi d’un sentier qui venait de la mer, tête immobile et grâce infinie, les eaux grises de la mer d’Oman haletant dans son dos. Aucun tressaillement de l’osier ou du liège : une danseuse immobile traversant les énormes gouttes d’eau sans même les sentir et rétablissant la fluidité de l’air.

C’était elle. Une fille de pêcheur. La transaction ne serait pas longue. Continuer la lecture

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La salle de bal et les délires eugénistes de Churchill

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HopeAnna Hope nous livre, avec son deuxième roman La salle de bal, une page méconnue de l’histoire anglaise, celle de la tentation de l’eugénisme et de la stérilisation des personnes faibles d’esprit. C’était une des idées fortes de Winston Churchill alors ministre de l’intérieur : stériliser un grand nombre de Britanniques pour l’amélioration de la race anglaise et de la société. C’était une période de grandes grèves, de tensions économiques majeures, un moment où tout un peuple pouvait basculer dans l’insurrection ; ceci explique peut-être cela mais ne le justifie en aucun cas.

Le roman commence à l’hiver 1911 dans un immense asile d’aliénés dans le Yorkshire. Ella a brisé une vitre dans la filature où elle travaille comme une esclave depuis ses huit ans. Un tel acte insensé, tout comme sa révolte contre le contremaître : cela l’envoie tout droit à l’asile. Description terrifiante du quotidien du millier de femmes entassées dans d’immenses dortoirs, de la peur et du délire, du pouvoir discrétionnaire des infirmières. De son côté, John est dans l’asile depuis deux ans, atteint de mélancolie suite à la mort de sa petite fille et au départ de sa femme. Les deux protagonistes vont bien sûr se rencontrer, s’aimer, mais pas n’importe où : dans la salle de bal de l’asile. Une immense salle de bal au milieu de l’établissement où se rencontrent le vendredi les hommes et femmes méritants :

Ella en eut le souffle coupé. La pièce faisait la taille d’au moins deux étages de la filature ; il y avait des fenêtres, mais elles étaient hautes et serties de verre coloré, comme celles qu’on voit à l’église. Il n’y aurait pas moyen de les atteindre. Formant une voûte au-dessus de leurs têtes, le plafond était peint en brun et or. (p. 127)

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La salle de bal
Anna Hope
traduit de l’anglais par Élodie Leplat
Gallimard, août 2017, 400 p., 22 €
ISBN : 978-2-07-268872-0

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Őr : les cicatrices sublimées en ode à la vie

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OrQuel livre magnifique ! Je l’ai commencé ce matin très tôt, le corps douloureux et l’âme pleine de bleus ;  je l’ai terminé tout à l’heure, apaisée, une lumière dans cette grise journée, et je ne peux m’empêcher de vous faire partager mon enthousiasme et mon émotion.

Őr est le dernier roman de l’Islandaise Auđur Ólafsdóttir paru aux éditions Zulma, un texte bouleversant de finesse et de poésie, d’humanité et de générosité, d’humour et de tendresse humaine. Précipitez-vous sur ce très beau roman sans attendre, la chaleur de ce texte venu du grand Nord vous réconfortera plus que n’importe quelle saga exotique.

Note de l’auteur p.237 :

Le mot islandais Őr signifie « cicatrices ». Il n’est ni féminin ni masculin, mais d’un troisième genre qu’on appelle neutre. Őr est identique au singulier et au pluriel : une ou plusieurs cicatrices. Le héros de Őr, Jónas Ebeneser, en a sept, chiffre assez proche de la moyenne. Őr dit que nous avons regardé dans les yeux, affronté la bête sauvage, et survécu.

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Ör
Auður Ava Ólafsdóttir
traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson
Zulma, octobre 2017, 242 p., 12,99 €
ISBN : 9782843048067

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Point Cardinal : quand papa devient une femme

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Sur le parking d’un supermarché, dans une petite ville de province, une femme se démaquille. Enlever sa perruque, sa robe de soie, rouler ses bas sur ses chevilles : ses gestes ressemblent à un arrachement. Bientôt, celle qui, à peine une heure auparavant, dansait à corps perdu sera devenue méconnaissable.
Laurent, en tenue de sport, a remis de l’ordre dans sa voiture. Il s’apprête à rejoindre femme et enfants pour le dîner.

RécondoVoici un extrait de la quatrième de couverture qui est plutôt un résumé de Point cardinal, le dernier roman de Léonor de Récondo.

Ce point cardinal qui sert à orienter le voyageur, celui qui lui évite de se perdre, c’est la femme cachée depuis toujours dans le corps de Laurent.

Laurent s’est marié avec Solange, il l’aime, il a deux enfants adolescents, Claire, treize ans, et Thomas seize. Seulement la femme qui est en Laurent rue dans les brancards, et Laurent devra céder  la place à Lauren.

Solange découvre la vérité et envoie Laurent chez un psy : il est malade, il faut le soigner. Mais Laurent ne se sent malade que de cette aberration : il est une femme dans un corps d’homme. Continuer la lecture

Point cardinal
Léonor de Récondo
Sabine Wespieser, août 2017, 232 p., 20 €
ISBN : 978-2-84805-226-7

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