Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Sorj Chalandon, Profession du père : destructeur d’enfance

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Comment réussir à dominer une enfance traumatisante, la mettre à distance tout en lui rendant sa force de destruction ? En la racontant, au plus près du souvenir, de sa réalité qui revient en force avec les mots. Sorj Chalandon a tourné autour pendant des années, mais il lui a fallu attendre la mort de son père pour rendre à cette période une vie qui a conditionné la sienne. Enfin les mots allaient mettre à distance les maux, empêcher leur nuisance de continuer à empoisonner son existence.

Il nous rend avec Profession du père une plongée hallucinante dans un huis-clos familial dominé par la toute-puissante folie paternelle.

Mon père a été chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d’une Église pentecôtiste américaine et conseiller personnel du général de Gaulle jusqu’en 1958. Un jour, il m’a dit que le Général l’avait trahi. Son meilleur ami était devenu son pire ennemi. Alors mon père m’a annoncé qu’il allait tuer de Gaulle. Et il m’a demandé de l’aider.

Je n’avais pas le choix.

C’était un ordre.

J’étais fier.

Mais j’avais peur aussi…

À 13 ans, c’est drôlement lourd un pistolet.

Émile a douze ans quand commence le roman. Il ne sait jamais quoi écrire à la rubrique « profession du père », celui-ci en a eu tellement !

Profession du père ? Ma mère n’avait pas osé remplir le formulaire. Mon père avait grondé.
— Écris la vérité : « Agent secret ». Ce sera dit. Et je les emmerde.

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Profession du père
Sorj Chalandon
Grasset, août 2015, 320 p., 19 €
ISBN : 9782246857136

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Le neveu d’Anchise : lumière et sensualité de Maryline Desbiolles

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Dans les romans de Maryline Desbiolles, personnages et lieux sont récurrents, tant son œuvre est ancrée dans un territoire. Les personnages se retrouvent, se croisent, se répondent en échos au fil du temps, comme dans la vie. Publié il y a plus de vingt ans aux éditions du Seuil, Anchise avait reçu le prix Fémina. Le Neveu d’Anchise reprend l’histoire après la mort du vieil homme et nous conte un moment crucial de la vie de son petit-neveu, Aubin.

Je ne l’ai pas connu […] ce vieux con de boiteux, ce vieux fou, mon grand-oncle Anchise, l’apiculteur qui peu de temps après s’immola dans sa voiture à laquelle il avait mis le feu sur un chemin blanc de la colline. (p. 7-8)

Inutile d’avoir lu le roman précédent, même si une furieuse envie de retrouver Blanche et Anchise vous viendra à la lecture de celui-ci. Le personnage est restitué à touches impressionnistes, et son amour fou pour celle dont on avait oublié le prénom et qu’on surnommait Blanche,

le surnom qui disait bien plus l’extraordinaire de sa blondeur

serre le cœur. Continuer la lecture

Le Neveu d’Anchise
Maryline Desbiolles
Seuil, janvier 2021, 144 p., 16€
ISBN : 978-2-02-146517-4

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Les enfants qui n’ouvrent plus les yeux

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Cette photo de Magnus Wennman a remporté le premier prix de la catégorie People (« personnes ») au concours World Press 2018

À Horndal, en Suède, Djeneta (à droite) est clouée dans son lit depuis deux ans et demi tandis que sa sœur Ibadeta l’est depuis six mois.

Elles sont endormies, mais ce ne sont pas des enfants comme les autres : ni le soleil, ni le bruit, ni la faim ne les dérangeront. Elles ne se réveilleront pas pour prendre leur petit déjeuner et aller à l’école, elles ne se chamailleront avec personne.

Cette maladie qui atteint Djeneta et Ibadeta touche indifféremment garçons et filles, entre huit et quinze ans. Ils sont atteints d’une maladie un peu mystérieuse qu’on appelle le syndrome de résignation et ils peuvent rester pendant des années dans cet état végétatif, incapables de répondre au moindre stimulus. Ils sont comme des lampes qui se sont éteintes, faute de courant. Ils semblent dormir, pourtant il semblerait qu’ils sont conscients. Continuer la lecture

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Le bal de Diane Peylin, jaillissement de couleurs et de sensations

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L’écriture de Diane Peylin, c’est une plongée dans les vibrations, l’expression douloureuse et sensuelle à la fois de ces mots qui signent notre façon d’être au monde.

Chaque roman de l’autrice aborde des rivages différents, et pourtant on reconnaît aussitôt son écriture, à la fois solaire et poétique.

Dans Le Bal, une famille se retrouve dans la maison de famille. Robin vient d’apprendre qu’il est guéri de son cancer et rentre chez lui retrouver sa mère, Rosa, sa femme et sa fille. Robin veut retrouver la vie, après un an de peur et de souffrance.

Sa mère, Rosa, photographe connue, souvent absente lors de l’enfance de ses garçons, règne désormais sur la petite tribu. C’est la mère nourricière, les pieds ancrés dans la terre.

Plus de quarante ans qu’elle cultive ce carré de verdure. Elle vient ici tous les jours. Tôt le matin et tard le soir. Elle vient pour les fruits et légumes, pour les libérer des parasites, les abreuver, les tailler, les cueillir, mais elle vient surtout pour elle. Pour son corps comme pour son âme. Besoin de respirer le compost, de toucher la paille, de piétiner la boue, de couper, semer. Besoin de ce dehors pour remplir le dedans. De cette lumière évanescente. Orange, aérienne, rose, blanche, épaisse, éblouissante, trouble, féerique. Indescriptible, cette sensation d’éternité déclenchée par ces instantanés aux reflets changeants.

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Le Bal
Diane Peylin
Éditions Héloïse d’Ormesson, avril 2021, 192 p., 18€
ISBN : 978-2-35087-763-1

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Le bonheur, sa dent douce à la mort, quand poésie et philosophie construisent la vie

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À priori, malgré sa prestation à la Grande librairie, peu de choses me séduisaient dans l’« autobiographie philosophique » d’une spécialiste des présocratiques et de la sophistique grecque, académicienne de surcroît. Des relents de poussière d’ennui me revenaient de certains cours de philo. Mais il y avait ce titre emprunté à Rimbaud : Le bonheur, sa dent douce à la mort. Une philosophe qui ne convoque pas les illustres penseurs, mais le plus sulfureux des poètes pour le titre de livre ? J’ai craqué et j’ai bien fait.

L’autobiographie bouillonnante et brouillonne comme la vie de Barbara Cassin, envoie aux oubliettes les souvenirs des cours de terminale. Quelle surprise, pour qui ne l’a jamais lue, que cette écriture primesautière, prête à convoquer les souvenirs les plus triviaux pour éclairer sa pensée, par exemple :

Les imprévus de l’existence, souvent des choses très banales, un mot d’enfant, une histoire que ma mère m’a racontée pour voir mes yeux quand elle me peignait, les mots d’accueil d’un homme, une phrase, toujours une phrase : voilà que cela cristallise et génère un bout de savoir d’un autre ordre, quelque chose comme un concept, une idée philosophique. Comment procède-t-on parfois, de manière imprévue et précise, comme autoritaire, de la vie à la pensée ? Un souvenir m’a suffi pour comprendre ce que je voulais capter. Passant à côté de Samuel, mon fils tout petit qui s’accrochait au radiateur pour tenir debout devant le mur en miroirs, je lui dis : « Toi, tu pues, tu as fait dans ta culotte. » Il me répond distinctement : « Non, maman. » Puis il se tourne face aux miroirs et dit : « Menteur ! » Qu’est-ce qui s’invente là de la vérité, qui fait qu’elle ne sera plus unique ni majuscule ? La Vérité avec un grand V ? Très peu pour moi. Comment l’exiger ou même la désirer ?

S’il n’y a pas qu’une vérité, on peut mentir souvent, mais en laissant des

traces de son mensonge pour que la personne à qui je mens puisse savoir que je mens, et donc que je ne lui mens pas.

De la pure philosophie !

C’est par amour, par gentillesse, par connivence que l’on ment. On ment pour qu’il n’en soit plus question, pour pouvoir faire un pas de côté, pour pouvoir continuer à inventer. Toutes ces zones de liberté me paraissent, et m’ont toujours paru, philosophiquement essentielles.

Tout le livre est construit de cette manière et nous ramène à nos propres interrogations : qu’est-ce qui a fait que, dans notre vie, nous pensons comme nous le pensons ? Quelles phrases nous ont marqués, ont imprimé leur marque dans notre cerveau et ont déterminé notre manière d’agir et de penser ?

Je me souviens, je ne me souviens pas. […] Ces phrases sont comme des noms propres, elles titrent les souvenirs. Quand j’en parle, quand je parle, je comprends pourquoi et comment elles m’ont fait vivre-et-penser. Si dures soient-elles parfois, elles donnent accès à la tonalité du bonheur.

Voilà bien l’optimiste qui parle, parce que, parfois, les phrases dont on se souvient donnent accès à la tonalité du malheur, mais ceci est une autre histoire. Continuer la lecture

Le bonheur, sa dent douce à la mort
Barbara Cassin
Fayard, Août 2020, 252 p., 20€
ISBN : 9782213713090

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