Archives de l’auteur : Nicole Giroud

La poèterie, rencontre surréaliste

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L’homme de ma vie affectionne les utopies humanistes, les projets chimériques et les routes inconnues. Et il aime me faire des surprises.

Nous revenions de Guédelon, cette aventure qui a embarqué des passionnés dans la construction d’un château-fort selon les techniques de l’époque médiévale quand l’homme voit un panneau rouge très artisanal : La poèterie. Quel beau mot-valise ! Un mélange de poésie et de poterie, l’idéal pour sa femme. Ses yeux brillent dans le véhicule, et le jeu de piste commence. Un panneau ici, un autre là, et puis plus rien, c’est une impasse, le chemin n’aboutit qu’à des champs brûlés par la sécheresse. Retour au point de départ, nouveaux panneaux, nouveaux détours, enfin une large entrée avec le panneau récompense : la poèterie. Nous nous engageons.

femmeLe lieu est désert. On dirait une usine abandonnée avec ses deux hautes tours de briques et son long bâtiment sans charme. Sur la droite un vieux wagon de chemin de fer, mais où sont les rails ?

En face du bâtiment, un bar et quelques tables. Sommaires, les tables. On dirait de la récupération d’une vieille école primaire. Nous appelons : personne. Derrière nous, une scène carrée recouverte de noir, les spectacles musicaux donnés ici doivent plus tenir de Noir Désir que du quintet pour flûte et hautbois.

C’est un lieu étrange et magique sous la lumière de midi, durant cet automne trop chaud. Dans la cour enherbée, un peuple  étrange a pris possession du lieu industriel. Je me sens observée. Continuer la lecture

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Vie de David Hockney : une biographie qui pourrait être une autobiographie

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41oMXLyxk+L._SX339_BO1,204,203,200_Le livre (j’ai de la difficulté à le qualifier de roman) que Catherine Cusset consacre à la vie du peintre anglais  David Hockney est si intime, si lumineux et si cru parfois, qu’il semble avoir été écrit par le sujet lui-même. Très vite, on est saisi par le texte, happé par la proximité intérieure avec le peintre, les sentiments, les vibrations de la vie. L’auteure a dû être hantée par son sujet, ressentir une connivence si intime que le texte a dû couler de source à maintes reprises, offrant au lecteur ce cadeau, cette plongée dans la vie du célèbre peintre anglais et dans l’histoire de l’art du vingtième siècle.

Catherine Cusset ne connaît pas personnellement David Hockney, elle l’explique dans l’avant-propos :

Je ne l’ai pas rencontré. Il est étrange de s’emparer de la vie de quelqu’un de vivant pour en faire un roman. Mais c’est plutôt lui qui s’est emparé de moi. Ce que j’ai lu sur lui m’a passionnée. Sa liberté m’a fascinée. J’ai eu envie de transformer une matière documentaire qui laissait le lecteur à l’extérieur en un récit qui éclairerait son trajet de l’intérieur en s’en tenant aux questions essentielles, celles qui nouent l’amour, la création, la vie et la mort. […]

Ce livre est un roman. Tous les faits sont vrais. J’ai inventé les sentiments, les pensées, les dialogues. Il s’agit plus d’intuition et de déduction que d’invention à proprement parler : j’ai cherché la cohérence et lié les morceaux du puzzle à partir des données que j’ai trouvées dans les nombreux essais, biographies, entretiens, catalogues, articles publiés sur et par David Hockney.

Le jeune David naît dans une famille dont il ne perçoit pas la pauvreté et grâce à son talent il intègre très vite une école d’art prestigieuse où règne les poncifs avant-gardistes et où il ne sait pas se situer.

Ce que tu devrais peindre, lui dit Ron un jour, c’est ce qui compte pour toi. Tu n’as pas besoin de t’inquiéter. Tu es nécessairement contemporain. Tu l’es, puisque tu vis dans ton époque. […]

Pour la première fois depuis un an, David n’avait plus de doute : il fallait peindre ce qui comptait pour lui. Il venait d’avoir vingt-trois ans. Il n’y avait rien de plus important que le désir et l’amour. Il fallait contourner l’interdit, la représentation en images comme Witman et Cafarty l’avaient mis en mots. Personne ne pouvait l’y autoriser – aucun professeur, aucun autre artiste. Cela devait être sa décision, sa création, l’exercice de sa liberté.

Moment décisif où le peintre décide de peindre des paysages, des animaux ou les gens qui font partie de sa vie en un temps où tout ce qui était figuratif était considéré comme has been. Au fil des années cela donne une autobiographie visuelle aux couleurs éclatantes correspondant à l’optimisme et à la force de vie du peintre. Continuer la lecture

Vide de David Hockney
Catherine Cusset
Gallimard, janvier 2018, 192 p., 18,50 €
ISBN : 9782072753329

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Un si beau diplôme ! Autobiographie et génocide

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Le Rwanda était un petit pays d’Afrique inconnu de la plupart des Européens il y a une vingtaine d’années. Tout changea en avril 1994 lorsque les premiers témoignages racontèrent les atrocités qui s’y passaient. Durant cent jours, entre huit cent mille et un million de Tutsi ont été massacrés par les Hutu, soit les trois quart de la population tutsi.

Les tutsi, les cafards, comme les surnomment les Hutu, les cafards à exterminer.

L’écrivaine rwandaise Scholastique Mukasonga, française par son mariage avec un coopérant rencontré au Burundi, se trouvait au moment des événements en Normandie où elle vivait avec son mari français et ses deux enfants. Cela lui a sauvé la vie.

Comment continuer après le massacre de presque toute sa famille ? Comment écrire lorsque l’on n’a dû son salut qu’au fait de se trouver à l’extérieur du pays au moment du génocide ? Toute l’écriture de Scholastique Mukasonga tourne autour de de cette problématique.

J’ai parlé des difficultés de l’autobiographe à capter le réel ; c’est bien plus compliqué lorsque les circonstances de la vie sont mêlées à un événement aussi épouvantable. L’auteure doit avoir à l’esprit à chaque instant, au moment où elle écrit et tente de faire revivre son passé pour ses lecteurs, le massacre qui a laminé les siens.

Le récit de Scholastique Mukasonga est un excellent exemple de la façon dont un écrivain peut transcender la matière de sa vie, la dépasser pour en faire un objet à la fois ethnologique, historique et sociologique. Dans ce retour sur l’enfant et la jeune fille d’autrefois, c’est tout un monde disparu que l’auteure ressuscite.

Un si beau diplômeUn si beau diplôme ! raconte l’obstination de l’auteure a obtenir le diplôme d’assistante sociale, c’est le fil conducteur de ce récit autobiographique. Cette quête du diplôme commence dès l’enfance, et ce n’est pas pour rien que l’auteure dédie son livre à son père, Cosmas, « pour qui seule l’école pouvait sauver la mémoire », ce père qui ne voyait de salut pour ses enfants que dans un diplôme. Cosmas savait mieux que personne que les Tutsis étaient en sursis, lui qui avait été forcé d’accepter le regroupement des Hutu  et pressentait le pire.

En tout cas, […] c’est ce papier, si tu l’as un jour et il te le faudra, idipolomi nziza, un beau diplôme, c’est ce qui te sauvera de la mort qui nous est promise, garde-le toujours sur toi comme le talisman, ton passeport pour la vie. (p. 12)

La petite fille veut devenir assistance sociale, mais elle sait que cela risque d’être difficile « puisque ma carte d’identité portait, comme une marque infamante, la mention TUTSI. » Continuer la lecture

Un si beau diplôme !
Scholastique Mukasonga
Gallimard, mars 2018, 192 p., 18 €
ISBN : 9782072781599

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Un océan, deux mers, trois continents, l’épopée d’un Africain du XVIIe siècle

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N'SondéUn océan, deux mers, trois continents : dès le départ le lecteur sait qu’il va être embarqué dans un voyage au long cours par l’écrivain franco-congolais Wilfried N’Sondé. Le héros du roman a réellement existé et les aventures que nous conte l’auteur sont réellement arrivées à son personnage, aussi incroyables semblent-elles.

Nsaku Ne Vunda est né au Congo (que l’auteur orthographie Kongo) à la toute fin du XVIe. Ordonné prêtre, ce personnage devait posséder un puissant charisme, puisque le roi du Kongo lui a ordonné de se rendre auprès du pape avec comme mission secrète de demander au Saint Père d’abolir l’esclavage. Le voilà donc premier ambassadeur africain mandaté par le roi Alvaro II suite à la sollicitation du pape Clément VIII. La mission réelle est secrète, l’envoyé du roi devra endurer mille dangers et son périple durera beaucoup plus longtemps que prévu.

Je vins au monde vers l’an de grâce 1583 sous le nom de Nsaku Ne Vunda, et fus baptisé Dom Antonio Manuel le jour où l’évêque de l’Église catholique du royaume du Kongo m’ordonna prêtre. Aujourd’hui, on appelle « Nigrita » la statue de marbre érigée à mon effigie à Rome en janvier 1608 par les soins du pape Paul V. (p .9)

Tout est lointain dans ce beau roman qui tient à la fois du roman d’aventures, de la fresque historique et de la fiction biographique. Notre héros ne sait pas, en quittant la baie de Luanda, qu’il embarque à bord d’un navire négrier, Le vent paraclet. Continuer la lecture

Un océan, deux mers, trois continents
Wilfried N’Sondé
Actes Sud, janvier 2018, 272 p., 20 €
ISBN : 978-2-330-09052-4

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Manger l’autre, d’Ananda Devi, la dévoration des individus dans notre société

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C’est un livre énorme et violent que celui que Ananda Devi a publié en janvier 2018, un roman où tout déborde jusqu’à la nausée : la nourriture et le corps, les images et la cruauté obsessionnelles ; c’est  un roman de la dévoration et de l’excès, une métaphore transparente de notre société qui se détruit dans la surabondance.

9782246813453FSL’héroïne de Manger l’autre est une adolescente d’une obésité hors norme : elle pèse plus de dix kilos à sa naissance et déchire sa mère dans tous les sens du terme. Cette dernière fuira très vite, ainsi que toutes les nourrices qui se succéderont pour nourrir ce bébé à l’appétit insatiable. Bien sûr on ne peut que penser à Gargantua, le monstrueux bébé de Rabelais. Les illustrations de Gustave Doré ont peut-être inspiré l’auteur, qui sait ? Le livre est tellement visuel ! Cet aspect rabelaisien, ce côté « hénaurme » est essentiel ; la lecture du roman serait insoutenable sans la truculence et l’excès de nourriture, les descriptions gourmandes des repas concoctés par le père aimant, à la fois remèdes et poisons.

La mère s’enfuit mais le père reste, compense, aime pour deux. Il écrit… des livres gastronomiques qui se vendent fort bien. Tout ramène à la nourriture et aux images. Continuer la lecture

Manger l’autre
Ananda Devi
Grasset, Janvier 2018, 224 p., 18 €
ISBN : 9782246813453

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