Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Bonheur à gogos, pour les mêmes

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bonheur a gogos.inddTout est dit dans l’excellent titre polysémique.

Bonheur à gogos.

Les gogos étant vous et moi.  Jean-Louis Fournier qui a testé apparemment un nombre impressionnant de psys en tous genres nous donne le résultat distancié de son expérience. Ce grand déprimé qui n’a pas été gâté par la vie nous résume ses tentatives pour sortir du désespoir. Cela inclut forcément le recours aux psys de tout bord.

Cela fait rire au début :

Comment choisir son psy

Prenez-le dans les tons gris, les couleurs vives ça fatigue, on s’en lasse vite, le gris ça va avec tout.

Prenez-le plutôt beau à regarder, parce que vous allez le voir souvent.

Ses yeux doivent être brillants et vifs, s’ils sont ternes et vitreux abstenez-vous, il n’est pas frais.

Ne le prenez pas trop vieux, il ne s’agit pas qu’il meure avant vous. (p.39)

Une petite remarque : la citation qui précède est une page du livre, la page de gauche. La suivante est la page de gauche. Donc, dans ce « Bonheur à gogos », la moitié des pages numérotée est vierge. Continuer la lecture

Bonheur à gogos !
Jean-Louis Fournier
Payot, octobre 2016, 231 p., 15 €
ISBN : 9782228916417

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Les poissons ne ferment pas les yeux : Erri de Luca, violence et poésie.

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Les poissonsL’amie prodigieuse d’Elena Ferrante et Les poissons ne ferment pas les yeux d’Erri De Luca nous parlent tous deux d’enfances napolitaines des années cinquante. Là s’arrêtent les similitudes entre les deux récits ; le milieu social n’est pas le même, l’optique non plus. Le premier lorgne du côté de la saga inscrite dans le long terme alors que le très court roman d’Erri De Luca, plutôt la longue nouvelle, raconte un moment précis de l’enfance du petit garçon napolitain qu’il fut. Le texte autobiographique d’Erri De Luca sidère par sa puissance, sa violence et sa beauté.

À dix ans, on est dans une enveloppe contenant toutes les formes futures. On regarde à l’extérieur en adultes présumés, mais à l’étroit dans une pointure de souliers plus petite. (p. 25)

Dix ans. Le moment où le cocon s’ouvre sur l’extérieur :

À l’arrivée de mes dix ans le changement, le bastion des livres ne suffit plus à m’isoler. Venant de la ville, les cris, les misères, les cruautés se lancèrent tous ensemble à l’assaut de mes oreilles. (p. 14)

La famille du narrateur a l’habitude de passer les vacances sur une île, mais cette année-là manquent la petite sœur, « une catapulte d’instincts » si sociable et si recherchée qu’elle est invitée par des camarades tout l’été, et le père qui est parti en Amérique à la recherche d’un sort meilleur, le père plein de joie de vivre qui « faisait un peu de scandale et d’envie ». L’enfant est seul avec sa mère. Il accompagne un pêcheur ou lit sur la plage. « Sous le parasol voisin, une fillette du Nord ».

Tout se met en marche : la découverte de l’étrangeté féminine, les jalousies de mâles, les combats de coqs. Et surtout ce besoin irrépressible d’ouvrir cette carcasse d’enfant qui conduira le narrateur à un choix terrible. Continuer la lecture

Les poissons ne ferment pas les yeux
Erri De Luca
Traduit de l’italien par Danièle Valin
Gallimard, avril 2013, 128 p., 15,90 €
ISBN : 978-2-07-013911-8

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L’amie prodigieuse, la remarquable saga d’Elena Ferrante

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L'amie prodigieuseLe mystère Elena Ferrante alimente les gazettes littéraires depuis longtemps, moi, ce qui me semblait un mystère, c’est le succès phénoménal de sa saga autour des amies d’enfance napolitaines, Lila et Elena.

Est-ce dû au fait que les deux amies grandissent et vieillissent au fil des volumes (trois déjà publiés, nous sommes en attente du quatrième) ? Au contexte historique, puisque l’histoire des deux amies traverse celle de l’Italie depuis la fin des années cinquante jusqu’à nos jours ? À l’histoire d’amitié féminine teintée de concurrence et de séduction ?

La narratrice porte le prénom de l’auteur, Elena. L’amie prodigieuse, c’est l’autre. Fille d’un modeste cordonnier, Lila possède l’audace et la brillante intelligence, la méchanceté et la séduction. Elena se sent du côté terne de leur histoire, même si elle poursuivra des études alors que Lila arrêtera à la fin de l’école primaire pour travailler dans l’échoppe paternelle.

On se laisse vite prendre par l’histoire, le côté sombre de cette enfance dans un quartier de Naples où règne la violence : Continuer la lecture

L’amie prodigieuse
Elena Ferrante
Traduit de l’italien par Elsa Damien
Gallimard, octobre 2016, 429 p., 8,20 €
ISBN : 978-2-07-046612-2

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La tache de Philip Roth : mensonge, hypocrisie et désastre

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la tacheLa tache, titre américain The human stain (la tache, la souillure, la honte, la flétrissure humaine), est le troisième roman de la fresque américaine de Philip Roth. Pastorale américaine parlait de la guerre du Viêt Nam, et J’ai épousé un communiste du maccarthysme. En 1998, moment où Philip Roth commence son roman, l’Amérique est en pleine affaire Monika Lewinsky, cette histoire sexuelle qui a pris des proportions délirantes, avec aveux télévisuels du président et le parlement qui doit voter la destitution de Bill Clinton. C’est l’ancrage temporel très précis de ce roman écrit en pleine actualité américaine. Le roman a été publié dans sa version originale en 2000 et sa traduction française en 2002. Il a obtenu le prix Médicis étranger.

La tache est l’allusion transparente à ce qui a souillé la robe de la jeune Monika et dont toute l’Amérique, choquée et enchantée, a fait ses choux gras pendant des mois, mais le titre américain est beaucoup plus général que le titre français : la souillure humaine, quasi la honte originelle.

Le livre commence très fort, comme une sorte de transcription de ce qui anime l’Amérique cet été-là :

À l’été 1998, mon voisin Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l’université d’Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d’années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m’a confié qu’à l’âge de soixante-et-onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l’université qui n’en avait que trente-quatre.

Cet aveu d’une transgression salace n’annonce pas une duplication de l’actualité mais un véritable réquisitoire contre le « politiquement correct », ce conformisme intellectuel qui peut virer à la chasse aux sorcières. Philip Roth nous présente une université gangrenée par la médiocrité et les obsessions du moment, comme le racisme ou le féminisme.

Ancien doyen de la faculté d’Athéna, le très honoré professeur de littérature grecque ancienne Coleman Silk a été accusé deux ans avant le début du roman de racisme par deux élèves qu’il n’avait jamais vus à son cours. Il les avait traités de zombies ; malheureusement le terme a une acception particulière dans le langage populaire, quelque chose comme bamboula. Les deux élèves en question sont noirs, la machine s’emballe. Le professeur démissionne et sa femme Iris meurt peu après. Coleman demande à son voisin et écrivain Nathan Zuckerman d’écrire la façon dont on a assassiné sa femme. Nathan Zuckerman, le double de l’auteur que l’on retrouve dans nombre de ses romans.

L’inculture crasse des étudiants américains devant lesquels s’inclinent leurs professeurs par veulerie et opportunisme est soulignée à plusieurs reprises par Philip Roth ; soit par l’intermédiaire de Delphine Roux, la Française ennemie jurée de Coleman dans le département de littérature ou celui d’Ernestine,  la sœur de Coleman :

Du temps de mes parents, et encore du mien et du vôtre, les ratages étaient mis sur le compte de l’individu. Maintenant, on remet la matière en cause. C’est trop difficile d’étudier les auteurs de l’Antiquité, donc c’est la faute de ces auteurs. Aujourd’hui, l’étudiant se prévaut de son incompétence comme d’un privilège. Je n’y arrive pas, c’est donc que la matière pèche, c’est surtout que pèche ce mauvais professeur qui s’obstine à l’enseigner. Il n’y a plus de critères, monsieur Zuckerman, il n’y a plus que des opinions. (p. 406)

La carrière d’un homme qui a rendu à l’université son prestige intellectuel en virant tous les médiocres et les paresseux, celle d’un homme qui a engagé le premier enseignant noir d’Athéna, est ruinée parce qu’il a utilisé un terme dans son acception réelle et non argotique. Coleman Silk ne trouvera aucun soutien parmi les enseignants qu’il a nommés, pas même auprès de ce professeur qui lui doit sa carrière.

Lâcheté et fuite en avant des milieux intellectuels, démission devant la médiocrité.

Le professeur ne sert pas seulement à une brillante démonstration, il est le héros de cette tragédie grecque dont il a enseigné la violence et la cruauté à ses élèves. On n’échappe pas à son destin, nous disent les tragédies antiques, on se rebelle mais on paie le prix fort.

Coleman Silk (la soie en anglais, faut-il le préciser) a transgressé toute sa vie. Il a refusé le destin qui lui était imposé, s’est créé une identité qui lui a imposé la rupture totale avec sa famille d’origine. Cette histoire de sexe de la fin de sa vie avec une femme qui se prétend illettrée est peut-être la dernière transgression dont il s’est rendu coupable. La fin ne peut être que tragique, bien sûr, et les commérages qui suivront sa mort rappelleront l’actualité américaine à l’origine du roman.

La tache est un texte d’une grande puissance, un torrent qui étrille cette Amérique bien-pensante que vomit l’auteur. Il met à nu la façon dont on a traité les anciens combattants du Viêt Nam avec Les Farley, l’ex mari de Faunia la femme de ménage. Il montre l’exploitation des miséreux avec Faunia. Le conformisme et le naufrage de l’éducation à travers l’université d’Athéna et la façon dont elle a traité un homme respecté.

Nous sommes loin d’un roman à thèses, plutôt dans une immersion au bord de l’asphyxie dans la vie des personnages. L’extraordinaire travail sur les personnages secondaires comme Delphine Roux, l’ennemie intime de Coleman dans le département me sidère. Ce roman contient plusieurs romans qui pourraient se suffire à eux-mêmes. Bien sûr, Nathan Zuckerman est présent, le plus discret des personnages comme il se doit pour un prédateur qui doit engloutir la vie des autres pour mieux la restituer. Coleman est conscient de ce qu’il offre au romancier :

Que je sombre dans les confidences. Que j’égrène le passé en sa compagnie. Que je le fasse m’écouter. Que je lui aiguise son sens de la réalité, à ce romancier. Que je nourrisse la conscience d’un romancier, avec ses mandibules toujours prêtes. Chaque catastrophe qui s’abat lui est matière première. La catastrophe, c’est sa chair à canon. Mais moi, en quoi la transformer ? elle me colle à la peau. Je n’ai pas le langage, moi, la forme, la structure, la signification ; je me passe de la règle des trois unités, de la catharsis, de tout. (p. 215)

Mais le romancier ne vit pas sans danger :

Voilà ce qui arrive quand on écrit des livres. Ce n’est pas seulement qu’une force vous pousse à partir à la découverte des choses ; une force les met sur votre route. Tout à coup, tous les chemins de traverse se mettent à converger sur votre obsession. (p. 422-423)

Un romancier se prend pour Dieu, et lui aussi doit payer le prix de sa transgression.

J’aimerais faire mention de la superbe traduction de Josée Kamoun en donnant pour exemple la description de Coleman par le narrateur-écrivain :

Vu de près, ce visage était talé et abîmé comme un fruit tombé de son étal et dans lequel les chalands successifs ont donné des coups de pieds au passage. (p. 24) […]

Coleman avait cette joliesse incongrue, ce visage de marionnette presque, que l’on voit aux acteurs vieillissants jadis célèbres à l’écran dans des rôles d’enfants espiègles, et sur qui l’étoile juvénile s’est imprimée, indélébile. (p. 27)

Si La tache vous a échappé lors de sa parution, réparez votre erreur : les tares de l’Amérique ne sont pas guéries…

La tache
Philip Roth
Trad. de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun
Gallimard, août 2002, 448 p., 25 €
ISBN : 9782070759071

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Le royaume disparu

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royaume disparuJe ne connaissais pas la prolifique Brigitte Aubert, auteur entre autres de romans policiers. J’ai pris l’un d’entre eux, Le royaume disparu, sans savoir qu’il appartenait à une série. Cela n’est pas très important, le lecteur se rend très vite compte, à travers les dialogues des personnages, qu’il est entré dans une conversation entamée bien avant son arrivée mais qu’on ne lui en tient pas rigueur.

L’histoire commence en septembre 1898, époque où les populations des grandes villes raffolaient d’expositions où des créatures humaines étaient exposées comme au zoo. Dans le village dahoméen reconstitué du Jardin d’acclimatation à Paris, on retrouve un corps décapité dont la tête, posée sur un trône, est fichée d’un fragment de canne où sont gravés de mystérieux signes. Puis un deuxième corps, mêmes effets.

L’enquête peut commencer, menée par Louis Denfert, journaliste au Petit Éclaireur. Voilà le premier clin d’œil d’un roman qui en compte beaucoup : Louis est l’exact opposé du Rouletabille de Gaston Leroux : grand, mince et blond… Il est le très jaloux fiancé d’une jeune comédienne, Camille De Saens. Ses amis dont on comprend très vite qu’ils seront de l’enquête sont un ex-sergent-chef reconverti en professeur de boxe et d’escrime, Émile Germain, ainsi qu’un jeune médecin légiste, Albert Féclas.

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Le royaume disparu
Brigitte Aubert
10/18, septembre 2013, 384 p., 8,40 €
ISBN : 978-2-264-05391-6

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