Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Cynisme d’état : le camp 1142

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Pendant la seconde guerre mondiale, des centaines de milliers de prisonniers de guerre allemands se sont retrouvés dans des camps aux États-Unis, arrivés par convois à bord de navires, les Liberty ships. 425 000 prisonniers répartis dans 700 camps, surtout dans l’Amérique rurale. Ces camps n’avaient rien à voir avec les camps de concentration : les prisonniers recevaient les mêmes rations que l’armée américaine, et s’ils travaillaient, leur condition était souvent bien meilleure que celle des civils allemands. Cette histoire est connue, y compris dans ses aspects les plus dérangeants comme la hiérarchie nazie dans les camps. Par contre, celle du camp secret d’internement de nazis sur territoire américain pendant la Seconde guerre mondiale, malgré la déclassification récente des documents, l’est beaucoup moins. Celle-ci  montre un degré de cynisme rarement atteint : l’utilisation de jeunes Juifs pour aider à soutirer des informations aux nazis prisonniers dans le camp 1142.

Dès l’entrée en guerre du pays l’armée américaine sélectionne dans ses rangs des jeunes gens réfugiés européens parlant allemand, des jeunes juifs devenus Américains qui ont fui le nazisme. Ils parlent non seulement l’allemand classique mais les différents dialectes des régions allemandes. On les forme aux techniques d’interrogatoire dans les services secrets de l’armée.

Members of the P.O. Box 1142 Program

Les membres du PO Box 1142

Le 9 juin 45, trois de ces jeunes gens qui  se sont engagés depuis peu et se sont liés d’amitié montent dans un car ; ils pensent la guerre terminée, mais on les conduit dans un lieu secret, un camp qui ressemble à un camp de vacances, baraquements en bois et villas confortables, avec piscine et cinéma. Ce camp est fermé, gardé par des militaires, mais il n’a pas de nom.

Nothing, rien. Un lieu sans nom.

Les vétérans l’appellent le 1142, parce que c’est l’adresse officielle du camp : PO Box 1142.

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La route de Beit Zera, les beaux silences d’Hubert Mingarelli

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La route de Beit ZeraLa trame de La route de Beit Zera d’Hubert Mingarelli est limpide : un homme âgé vit avec sa chienne qui va bientôt mourir dans une maison isolée ; un adolescent rend souvent visite à l’animal. Le vieil homme fabrique des boîtes en carton dans le but de rejoindre son fils qui se trouve en Nouvelle-Zélande.

L’histoire se déroule en Israël, près du lac de Tibériade et de la ville de Beit Zera. Stépan fabrique les boîtes pour Eran, son ami depuis qu’ils ont fait le service militaire ensemble.

Une histoire où il ne se passe pas grand chose, où la violence du conflit israélo-palestinien n’apparaît pas au premier abord, aucune allusion, juste un quotidien routinier :

Une fois par mois, Samuelson passait à la coopérative de Beit Zera et achetait pour Stépan de quoi boire, manger et fumer. Vers le soir, il garait son camion devant la baraque en planches et aidait Stépan à porter ses provisions dans la maison. Ensuite ils chargeaient les boîtes façonnées durant la semaine. Puis ils restaient dehors sous la véranda et prenaient une cuite.

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La route de Beit Zera
Hubert Mingarelli
Stock, janvier 2015, 160 p., 16 €
ISBN : 978-2-234-07810-9

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Hiver, misère et tragédie

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Le récit que vous allez lire, je me refuse à l’appeler « nouvelle ». Je l’ai écrit il y a longtemps, dans des circonstances que je ne peux oublier. C’était en janvier et une vague de froid s’étendait sur l’Europe. Au chaud, bien au chaud dans ma maison, j’étais en congé maternité. Ma petite fille boule de tendresse et d’espoir reposait dans son berceau, endormie comme tous les bébés du monde, avant-bras dressés et poings fermés. Les nouvelles de ce matin-là ont fait entrer le froid et le désespoir dans la maison, j’ai écrit ce texte dans l’urgence sans réfléchir, sans retouches. Ce qu’il raconte est la transcription de ce qui s’est passé, l’exacte transcription.

janv. 1

On nous annonce depuis plusieurs jours une vague de froid semblable à celle qui a occasionné ce drame. Si je vous livre ce texte, c’est pour que rien ne se répète, que cette « nouvelle » n’en soit pas une à la radio, avec trémolos de circonstance avant de passer aux conditions de circulation ou à la météo.

La nouvelle s’intitule

Hiver

Ce n’est pas possible, cela ne peut pas durer, je ne sens plus mes pieds, plus mes mains, il y a juste toi qui bouge dans mon ventre, tes crispations, ta révolte.

Ce froid atroce m’engourdit la tête. J’ai les lèvres qui saignent. Avancer, encore avancer. Trouver un endroit chaud où nous poser, toi et moi. Tu as de la chance d’être dans mon ventre, au moins tu n’as pas froid, enfin j’espère.

Tout à l’heure, il y a ce vieux salaud qui a envoyé son chien quand il a vu les traces de pas dans la neige menant à sa cabane de jardin. Ce que j’ai couru malgré mes pieds gonflés, malgré la paralysie du froid…

Quel effet ça fait d’être au chaud, dans une maison ? Il y a des mois que j’erre dans les rues. Assise contre un mur, à côté d’un Monoprix, dans la pisse des chiens, l’odeur mélangée à celle du gras, de la friture. Le froid en bas des reins et les yeux baissés pour oublier les gens qui passent, ceux qui regardent la femme enceinte qui pue. « Merci, Madame ». Les gens furtifs. Ils ont aussi honte que moi.

Le Monoprix, c’est bien, parce que lorsque les portes s’ouvrent, c’est une bouffée de chaleur comme de la tendresse. C’est bien aussi parce que les gamins jettent souvent leur gaufre à demi entamée. « Pas au sucre, à la crème ! » Hurlements. Gifle ou rachat. Belle aubaine.

La suite se trouve ici.

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Les enfants qui traversaient le mur

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C’était la fin d’une journée épuisante au Chelsea Flower Show de Londres, le moment où, gavé des prouesses architecturales des plus grands créateurs de jardins de Grande-Bretagne, épuisé par les excès de fleurs, d’originalité et de poésie savamment orchestrés, anéanti par le brouhaha et les mouvements de foule, le visiteur n’aspirait qu’au vide et au silence.

Le reflux s’amorçait, les émerveillements avaient fait place à la lassitude et la rumeur s’amenuisait, remplacée par des pas traînants à la recherche de la sortie de la manifestation. Qui prenait le temps de regarder les dernières installations ?

Ce fut alors que je le vis, ce pavillon néo-grec bordé de chaque côté par un muret de pierre sèches, un mélange bizarre de cottage et de folie de jardin, submergé par les fleurs, bien sûr… Mais il y avait quelque chose d’incongru et d’une violence terrible : des enfants grandeur nature voulaient franchir l’espace séparé par des murets, des statues de bois si réalistes, si tragiques dans cet environnement fleuri et un peu mièvre que je n’ai pas pu avancer plus loin. Une fille avait réussi à traverser le mur droit avec son torse et tendait la main vers celle qui voulait la saisir. passage

C’était pour moi la métaphore violente des migrants qui essaient de traverser à la nage l’océan de notre indifférence et de notre méfiance. Ils oscillaient entre la noyade et l’espoir, tendant la main à travers le mur à la recherche de la main, du côté de la sécurité. Pour moi, l’espace sablé entre les deux murs représentait la mer. Continuer la lecture

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Carnet d’un imposteur, comment manipuler la paroi de verre

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hugo-3Hugo Horiot, comédien, a écrit un livre coup de poing pour décrire son autisme de l’intérieur, L’Empereur, c’est moi aux éditions l’Iconoclaste en 2013. En 2016 il récidive, toujours aux éditions l’Iconoclaste avec Carnet d’un imposteur.

Approfondissement après le cri de colère et de douleur ? Manière de surfer sur la vague après un premier succès ? Aucune importance. Le style est là, c’est ce qui compte, c’est ce qui signe l’écrivain, et Hugo Horiot semble en être un :

Ma mère m’a toujours dit d’écrire. J’ai suivi son conseil. Elle m’a libéré de mes prisons. J’écris et j’écrirai encore. (p.27)

Nous verrons. C’est toujours difficile de revenir sur les mêmes éléments de sa vie, cela tourne à la redite en général, mais qu’en est-il lorsque cet élément est votre vie même ? Qu’en est-il lorsqu’une différence à la naissance forme une paroi entre vous et les autres ?

Je mets « vous » en avant, parce que c’est bien ce qui transparaît dans ce livre, la présence obsédante de qui veut trouver une place dans la société alors que les codes lui manquent, ces codes qu’il faut intellectualiser puisque rien d’instinctif n’est possible.

Le masque

Il ne communique pas, disait-on de Julien.

Pas de communication, pas de lien dans ce monde. Pourtant, les paroles souvent dérapent et trahissent. Les mots sont les ennemis. On les interprète, on les analyse et on les déforme. Malentendus, dialogues de sourds. Mensonges et trahisons. Au diable la communication !

Pour me protéger du monde et prendre part à la comédie sociale, j’ai mis en route une machine de guerre. C’est moi qui organise le chaos. Partout où je vais, je joue de tactique et de manipulation. Je crée des élans et dirige des manœuvres de plus ou moins grande envergure. Toute mon adaptation sociale repose sur la distance. Regarder les êtres et les choses avec la plus grande distance possible me permet de tirer une meilleure analyse de la situation et d’agir en conséquence. J’avance masqué. Je semble rassurant et sympathique. Je suis rassurant et sympathique. Bonhomie, chaleur et trivialité. Et surtout légèreté. (p.41)

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Carnet d’un imposteur
Hugo Horiot
L’Iconoclaste, septembre 2016, 158 p., 15€
ISBN : 9791095438182

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