Archives de l’auteur : Nicole Giroud

La disparition programmée d’un symbole culturel

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Voici venu le temps – fin mars début avril – où les familles japonaises se déplacent en masse pour célébrer la courte saison des cerisiers en fleurs et pique-niquer sous leurs frondaisons. C’est l’hanami, un des moments importants de la vie japonaise. Cet attachement des Japonais à la nature n’a rien d’un folklore, il est signe de la force du lien entre amour de la nature et spiritualité. La signification profonde de ce qui est devenu un argument de vente pour les voyages touristiques nous échappe. Tout est spiritualité, tout est signe de l’instabilité du monde au Japon. Saisir le moment exact du changement des saisons (très marquées dans ce pays) permet de construire des repères dans le temps de sa propre vie.

C’est l’essence même des haïkus, ces poèmes très courts qui font partie du socle de la culture de l’archipel nippon. Dix-sept sons pour happer un instant d’éternité dans cette vie qui toujours nous fuit. Un concentré de l’amour de la vie et de la nature, de l’attention aux éléments et à leur impermanence. Tout change, tout passe, et l’inscription fugace d’un instant dans un poème aussi court crée un sentiment d’éternité et d’éphémère.

Tant de mots sont codifiés pour évoquer un infime changement de saison :  une nuance de couleur dans les feuilles des arbres ou une variation dans le rythme de la pluie ! Ces mots appelés kigos sont consignés dans un dictionnaire particulier, le saïjiki. Tout haïku contient au moins un kigo. Cette forme poétique existe depuis le VIIIe siècle, elle est un pilier de la culture du pays depuis le XVIIe siècle, moment des plus grands poètes comme Basho. Les haïkus, pour ceux qui pratiquent cet art, c’est une façon de faire partie de l’univers, de relier la fragilité de l’instant et l’éternité de la nature.

Pluie de printemps

Toute chose

Embellit.

(Chiyo-Ni, 1703-1775)

Arrive la plénitude de l’été :

L’étang, là, calme, ancien !

Une grenouille a sauté de la berge.

L’éclaboussure retentit.

(Matsuo Basho, 1644-1694)

Instants fugaces, beauté et éternité de la nature, tous ces poèmes qui comblent l’angoisse des Japonais depuis des siècles vont connaître le vacillement de leurs principes.

Rien ne dit

Dans le chant de la cigale

Qu’elle est près de sa fin

(Matsuo Basho)

Au Japon comme ailleurs les saisons commencent à connaître le grand bouleversement du changement climatique. Les saisons très marquées il y a peu se mélangent, se fondent les unes dans les autres. Déjà l’hiver n’est plus si rigoureux, déjà le vert délicat des feuilles au tout début du printemps devient fugace : comment écrire des haïkus avec des kigos vidés de leur substance ?

Les poètes japonais devront trouver d’autres mots pour dire, en dix-sept sonorités, leur désarroi devant la disparition de leurs points de repères dans ce monde qui s’effondre.

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Le bleu de la nuit, ode funèbre à la vie

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Impossible, lorsqu’on a lu L’Année de la pensée magique en apnée, de ne pas continuer avec Le Bleu de la nuit. Joan Didion écrit ce livre après la mort de sa fille Quintana qui suit de peu celle de son mari John. Comment survivre à l’impensable, le décès coup sur coup de son mari et de sa fille unique ? Comment survivre à une telle concentration de malheur ? En écrivant. Sans pathos, sans plan élaboré : la vie telle qu’elle revient par accès, les souvenirs, le tout se mélangeant aux compte-rendus des analyses de l’hôpital et aux réflexions sur la mort ou la vieillesse. Nous sommes dans la tête et le cœur de Joan Didion, une femme ravagée mais debout qui mélange dans ce texte son combat de mère décidée à se battre devant l’avancée vers la mort de sa fille Quintana. Cette dernière s’était-elle rendu compte de ce qui se passait ?

Elle ne voulait pas parler de cette nouvelle tournure.

Elle voulait croire que, à condition de ne pas « s’appesantir dessus », elle se réveillerait un beau matin et les événements auraient repris leur cours normal.

C’est comme quand quelqu’un meurt, avait-elle dit un jour pour expliquer son approche des choses, mieux vaut ne pas s’appesantir dessus.

La même volonté de vivre chez la mère et la fille. Comme les souvenirs sont cruels lors de l’effondrement de son monde ! Quintana enfant, puis jeune femme, avec sa façon de transformer un événement triste en quelque chose d’heureux, depuis toute petite.

Comment pourrais-je ne pas avoir encore besoin de cette enfant auprès de moi ? (p. 225)

Le déchirement d’une mère dit sans pathos, en peu de mots.

Quand nous perdons ce sens du possible, nous le perdons vite.

Un jour, nous nous affairons à bien nous habiller, à suivre l’actualité, à tenir bon, à ce qu’on pourrait appeler rester vivant ; le lendemain, plus du tout.

Cette ode funèbre est pleine de vie, mais la vie lorsqu’elle cogne et fait mal, au seuil de la vieillesse. On s’interroge : y aurait-il eu une autre façon d’agir qui aurait mené la vie sur un autre chemin ? Et puis non, on ne peut pas détourner la fatalité, il y a les faits, la mort, la douleur. Mais jamais d’apitoiement, une douleur d’une pudeur incroyable. Quelle force dans ce texte ! Quelle finesse également pour décrire le refus de la vieillesse avant la reddition ! Devant les petits accrocs de la vue qui change, les cheveux qui blanchissent et autres signes évidents, on s’accroche aux illusions : Continuer la lecture

Le Bleu de la nuit
Joan Didion
traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Grasset, janvier 2013, 240 p., 18,60 €
ISBN : 9 782246 789734

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Comment tenir debout quand tout s’effondre ?

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Joan Didion et son mari John Dunne, tous deux écrivains et scénaristes, viennent de rendre visite à leur fille Quintana qui se trouve aux soins intensifs dans un état critique. John s’effondre juste avant le dîner, foudroyé par une crise cardiaque.

La vie change vite.

La vie change dans l’instant.

On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête.

La question de l’apitoiement. (p. 9)

Telles sont les premières lignes de ce texte écrit sans pathos, sans apitoiement justement. Joan Didion décrit avec une précision clinique tout ce qui a entouré la mort de son mari, elle donne des détails triviaux d’une grande brutalité. Rien sur ses sentiments, son effarement, le traumatisme, la souffrance. Les moments où elle réfléchit sur le chagrin qu’elle éprouve ne sont pas directement autobiographiques, même si tout le texte est une compilation des chocs et gestes qui la roulent dans la rivière de l’indicible. « La question de l’apitoiement » qu’elle refuse dans un premier temps. Comme si le fait de s’épancher ouvrirait des digues qu’elle sait ne pas pouvoir maîtriser. Alors elle se concentre sur le concret, parle de son expérience en utilisant un « nous »  permettant la distanciation : Continuer la lecture

L’année de la pensée magique
Joan Didion
traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Le Livre de Poche, novembre 2009, 288 p., 7,70€
ISBN : 978-2-253-12633-1

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Charlotte Salomon, vie effroyable et oeuvre intense

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Comment restituer la vie de Charlotte Salomon, née dans une famille où le suicide court de l’une à l’autre des femmes de la famille comme une maladie héréditaire, cette vie intense qui se termine en camp d’extermination, à vingt-six ans, alors qu’elle était enceinte de cinq mois ?  Comment rendre l’urgence d’une œuvre, le besoin vital, l’appel du gouffre et la résistance ? David Foenkinos choisit la scansion du vers libre, tout sauf la prose qui aurait affadi son propos, dilué la vie de Charlotte, étouffé toute respiration.

Ces vers rythment le texte, certains arrivent presque au bout de la ligne, moments de narration, d’explication, de douceur parfois, et d’autres sont coupants comme des hachoirs.

Les premiers vers du premier chapitre donnent le ton :

Charlotte a appris à lire son prénom sur une tombe.

Elle n’est donc pas la première Charlotte.

Il y eut d’abord sa tante, la sœur de sa mère. (p. 15)

Comment vivre dans un tel contexte, lorsque la mort est un appel auquel, alors que Charlotte a huit ans, sa mère Franziska ne peut résister ?

Les Grunwald dînent dans la grande salle à manger.

L’infirmière traverse la pièce, s’assoit près d’eux un instant.

Subitement, la mère est foudroyée par une vision.

Franziska seul dans sa chambre, qui s’approche de la fenêtre.

Elle fusille du regard l’employée.

Se lève précipitamment, court vers sa fille.

Elle ouvre la porte, juste à temps pour voir le corps basculer.

Elle hurle de toutes ses forces, c’est trop tard.

Un bruit sourd.

La mère avance, tremblante.

Franziska baigne dans son sang. (p. 28)

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Charlotte
David Foenkinos
Gallimard, août 2014, 224 p., 29€
ISBN : 9782070145683

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Cambrioleurs distraits 2

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Dans l’état du Colorado le cannabis récréatif est légal depuis 2014. Chaque citoyen de plus de vingt-et-un ans peut en acheter une once, soit 28,3495 g très exactement, chez un détaillant autorisé.

Étaient-ils distraits, stressés, stupides, très jeunes ou tout cela à la fois, les malfrats qui, en 2018, ont employé les grands moyens pour cambrioler un dispensaire de cannabis ? Projeter une voiture-bélier (un mini-van sans doute volé) dans la vitrine de l’établissement avant de repartir en courant à toutes jambes avec le butin, fait pencher la balance en direction d’une extrême jeunesse, tout comme le produit de leur casse, plusieurs t-shirts et des cartons remplis d’herbe.

Les dits cartons ne contenaient que de l’origan, les produits à base de cannabis se trouvant dans le coffre du dispensaire. Les voix du Seigneur sont impénétrables. Il leur a fait comprendre d’originale façon qu’une carrière de pizzaïolos se déployait devant eux.

 

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