L’immersion de Bérengère Cournut dans un monde De pierre et d’os

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Oubliez votre quotidien, votre confort et votre routine, vous allez accompagner Uqsuralik, et vous ne la quitterez que sonné, fasciné, à la fin de ce texte à nul autre pareil.

L’adolescente inuit sent couler quelque chose de chaud entre ses cuisses et sort de l’igloo familial dans la nuit polaire, juste avant que la banquise craque et la sépare de sa famille.

Alerté par le bruit, son père parvient à lui lancer un harpon, quelques maigres provisions, et une dent d’ours, amulette magique qui devrait la protéger. Elle va devoir se débrouiller toute seule, et nous avançons avec elle dans le chaos de glace. Le froid, le danger, la faim. Omniprésents. Mâcher ses chaussures, lutter contre les chiens attirés par l’odeur du sang. Elle ne désespère pas puisque les esprits l’accompagnent de leur chant, tout comme les éléments, car cet univers si dur est traversé de poésie. Uqsuralik n’est pas seule, les chants des divinités et des hommes disparus l’accompagnent :

« Chant du vent et de l’orage
Nous sommes l’été
Nous sommes le Nord et le Sud
Nous sommes les vents violents
Qui soulèvent la terre et l’eau
Nous sommes la chaleur et la fièvre
Nous sommes l’air vibrant dans la lumière
Nous sommes le sang qui coule
Dans tes veines et sous ta peau
[…]
Notre présence va tout emporter
Tout bouleverser
Nous allons briser les pierres
Transformer ta chair
Faire de toi un chemin
D’étoiles et de poussière
[…]
»

La jeune fille devient femme au fil des rencontres, bonnes ou mauvaises, avec les hommes, les esprits et les animaux. Elle avance dans son périple et dans sa vie, et nous avec elle, plongés dans ce monde si étranger au nôtre que nous progressons dans le texte, envoûtés, stupéfiés. Continuer la lecture

De pierre et d’os
Bérengère Cornut
Le Tripode, Août 2019, 240 p., 19€
ISBN : 9782370552129

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S’adapter, de Clara Dupont-Monod : conte et réalité cruels

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Si l’on commençait par l’histoire du cacatoès ?

Mon amie brésilienne se proposa pour garder pendant leur absence le cacatoès de compatriotes partis au pays. Ce bel oiseau blanc avait appris à siffler l’hymne brésilien, c’était un perroquet patriote qui adorait la vie en société. Pas de problème, il y a toujours de l’animation chez mon amie. Un jour elle oublia de fermer la cage et l’oiseau s’enfuit. Panique à bord, téléphones aux différentes associations de défense des oiseaux, rien pendant un temps qu’elle estima très long, d’autant plus que les amis devaient rentrer bientôt du Brésil.

C’est alors qu’il y eut une sorte de petit miracle : un particulier très investi dans le soin des animaux perdus avait récupéré un cacatoès à huppe jaune trois semaines plus tôt. Vite la cage et la voiture, mais arrivée dans l’arche de Noé, perplexité : il y avait trois cacatoès parfaitement identiques en face d’elle. Mon amie eut un éclair de génie : elle se mit à siffler l’hymne national brésilien et l’un des cacatoès devint complètement fou, s’agitant à se blesser dans sa cage. Aucun doute possible, c’était lui.

Je me suis envolée pareillement de la cage où, semaine après semaine depuis des années, je vous faisais part de mes enthousiasmes ou réticences face aux livres que j’avais lus. Cette pause m’a permis de me concentrer sur mes propres textes et sur ce qu’on appelle, faute de mieux, la vie. Et puis, comme le perroquet de mon amie, un livre bouleversant porté par une écriture magnifique me ramena à mon blog.  Il s’agit de S’adapter de Claire Dupont-Monod. Ce n’est pas une nouveauté, il a provoqué l’effervescence il y a un an et a été récompensé par de nombreux prix, en particulier le Goncourt des lycéens 2021, ce qui prouve que la jeunesse a du goût et du cœur.

Ce livre, j’ai mis du temps à le lire, aspirée par un maelstrom de sensations et le besoin d’aller happer une goulée d’air à l’extérieur tant le texte est juste et fort.
Continuer la lecture

S’adapter
Clara Dupont-Monod
Stock, août 2021, 200 p., 18,50€
ISBN : 978-2-234-08954-9

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Supercherie dans le salon de la Paix

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Dans son numéro 892 de juin 2021, en pages 78 à 81, Sciences et Avenir nous parle d’un programme de recherche destiné à comprendre et déterminer précisément l’origine et la fabrication d’objets de la collection d’objets d’Amérique du Nord du musée Quai-Branly-Jacques-Chirac.

Les résultats obtenus par les scientifiques sont stupéfiants, par exemple ils trouvent qu’un tomahawk des nations des plaines centrales était un cadeau diplomatique offert au roi Louis-Philippe, en 1845 offert par le guerrier Petit Loup qui tint ce discours au dernier monarque des Français :

J’ai entendu dire que la paix vaut mieux que la guerre, et j’enterre le tomahawk entre vos mains – je ne me bats plus.

L’article précise que la délégation indienne des guerriers iowa (des Ayouais ou Aiouez comme on les nommait en France, où on était un peu nostalgique du premier empire colonial du pays) avait apporté d’autres présents : un fouet, une pipe et une ficelle de wampum. Ce dernier objet, une sorte de broderie très fine de coquillages, était considéré comme précieux lorsqu’il était un collier ou une ceinture et servait de monnaie d’échange lors des rencontres diplomatiques. Dans le cas précis, il s’agissait d’une ficelle.

Le vieux roi des Français serra la main des fiers guerriers amérindiens et leur offrit à son tour, comme le voulait l’usage, des médailles d’or et d’argent ainsi qu’une somme d’argent.

Ce message de paix de guerriers venus d’Amérique rendre hommage à la nation qui avait conquis un temps leur territoire semblait très émouvant.

Mais… Continuer la lecture

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Girl, d’Edna O’Brien, entre puissance de l’horreur et empathie

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Le roman d’Edna O’Brien s’inspire de l’enlèvement des lycéennes par la secte Boko Haram en 2014 et donne la parole à l’une d’elles, Maryam, qui réussira à s’échapper.

Voici pour le contexte de ce roman comme je crois n’en avoir jamais lu. Le petit fantôme d’une jeune fille à peine nubile me hantera longtemps.

J’étais une fille, autrefois, c’est fini. Je pue. Couverte de croûtes de sang, mon pagne en lambeaux. Mes entrailles, un bourbier. Emmenée en trombe à travers cette forêt que j’ai vue, cette première nuit d’effroi, quand mes amies et moi avons été arrachées à l’école.

Ainsi commence le roman coup de poing d’une écrivaine irlandaise de 88 ans qui se plonge dans la tête et la chair d’une adolescente nigériane.

L’identification à l’héroïne fonctionne aussitôt. Et l’horreur. Et le cauchemar éveillé de ces gamines chosifiées, incisées, violées, torturées, forcées d’apprendre des versets du Coran qu’elles ne comprennent pas. La forêt, l’environnement hostile, la présence d’autres jeunes filles qui ont rendu les armes et perdu toute étincelle d’espoir. Viols répétitifs, travail d’esclave avec la peur et la faim qui tenaille. Continuer la lecture

Girl
Edna O’Brien
traduit de l’anglais (Irlande) par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat
Sabine Wespieser, septembre 2019, 256 p., 21 €
ISBN : 978-2-84805-330-1

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L’ultime robot consolateur

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Brève vertigineuse

Nous connaissons tous Paro, le craquant petit robot japonais qui fait fondre les pensionnaires des maisons de retraite, avec ses yeux immenses et sa fourrure toute douce de bébé phoque. Il pousse de petits cris, bouge ses nageoires, suscite tant de sympathie que même les résidents les plus perdus ressentent de l’affection pour lui.

Paro, l’ami de nos vieux jours, peut-être.

Nao, lui, mesure une cinquantaine de centimètres, une sorte de R2D2 aminci, avec un physique plus humanoïde, danse et parle comme un enfant. Il est français, peut-être un peu moins touchant que Paro, mais il sort les résidents de leur nuit, lui aussi. Une aide précieuse pour les médecins et les soignants. Les patients atteints de la maladie d’Alzeimer sont plus calmes. Nao aide également les enfants hospitalisés ou autistes, sa grande force est d’être polyvalent.

Ces robots sont précieux pour tous les soignants, pour les malades et leurs familles, une réussite de la robotique, lorsqu’il y a de moins en moins de personnel soignant pour prendre en charge l’angoisse des malades.

 Cette pénurie de soignants empathiques conduit cependant à d’étranges recherches. Au Japon toujours, on a inventé une sorte de main robotisée reproduisant les sensations d’une main humaine pleine de douceur et de tendresse. Elle est destinée en priorité aux hommes esseulés mais peut être employée dans les maisons de retraite.

Et que penser de ce prototype américain qui travaille sur un robot spécialisé dans la fin de vie : il caresse le bras du mourant et ce dernier entend un discours rassurant, du type « Je suis avec toi, je t’accompagne, n’aie pas peur »…

Où se trouve notre humanité si nous déléguons aux machines les derniers moments de la vie de ceux qui nous l’ont transmise, ceux qui nous ont aimés, consolés de leurs bras aimants ?

« Je suis avec toi, je t’accompagne, n’aie pas peur »… Des bras pleins de douceur et d’amour, la chaleur d’un parent plein de sollicitude, et au bout du chemin cet ersatz  de présence humaine au moment du grand passage.

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