Ce que l’homme a cru voir : Gautier Battistella reconstruit la réalité

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Simon Reijik exerce un métier étonnant : il transforme les réputations numériques en supprimant les éléments gênants :

Les nouvelles technologies avaient crucifié la vie privée. L’intime agonisait en place publique. Tout était devenu montrable. Tout devait se savoir. Simon se contentait de rétablir un peu d’équité. […] Il offrait des zones d’ombre aux victimes et, si besoin, leur inventait un passé de rechange. Une autre vie possible. Il maquillait leur fuite. La vérité n’est souvent qu’une question d’éclairage.

Avec un tel début de roman, on se croit en pleine modernité, mais c’est un leurre : l’histoire que va nous raconter l’auteur est intemporelle, une histoire de secret de famille, de nostalgie et de remords, loin de l’exposition 2.0 des clients de Simon.

BattistellaUn métier pareil, il faut, pour avoir envie de l’exercer, posséder dans sa propre vie des événements que l’on aimerait bien effacer. Il faut également aimer travestir la vérité. Le lecteur comprend très vite que quelque chose cloche dans le panorama tranquille du geek heureusement marié à Laura, professeur de français. Simon se bourre de médicaments, une véritable pharmacie ambulante pour contrecarrer tout ce que la vie pourrait avoir de dangereux : rêves, angoisses, maux de têtes divers. Simon se protège de tout jusqu’au coup de téléphone d’une inconnue qui le contraint à revenir dans le pays de son enfance : son ami Antoine se meurt. Continuer la lecture

Ce que l’homme a cru voir
Gautier Battistella
Grasset, août 2018, 240 p., 19 €
ISBN : 978-2-246-85973-4

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Prix Lettres Frontière 2018 : Carine Fernandez

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Voici novembre et son lot de prix littéraires. Inutile de commenter la grosse machinerie parisienne ; je vous ai annoncé ce prix du Sud-Ouest, création bien sympathique à laquelle je souhaite beaucoup de réussite. Je voudrais vous parler d’un prix qui me touche plus, parce qu’il est de ma région et qu’il est transfrontalier : le prix Lettres Frontière. Il récompense, suite à une sélection progressive et à l’investissement des lecteurs d’un côté comme de l’autre de la frontière franco-suisse, un auteur romand et un auteur français.

Cette année, quinze ans après La Servante abyssine, le jury a récompensé le même auteur pour Mille ans après la guerre. La langue de Carine Fernandez est si puissante, si visuellement évocatrice et en même temps si pure qu’elle emporte les lecteurs. Je crois l’avoir déjà dit mais je ne crains pas de me répéter : le temps est venu de la consécration de ce très grand écrivain. Celle-ci n’a que trop tardé. Les lecteurs de bibliothèques, que ce soit du côté suisse ou du côté français, ne s’y sont pas trompés : on leur a proposé deux fois un livre de Carine Fernandez, et deux fois il l’ont élu meilleur livre de la sélection.

Si vous n’avez pas encore lu un livre de cet auteur, précipitez-vous : ce sera une photo Carineouverture au monde et à ses blessures, à la lumière et à l’espoir. Et l’écriture, l’écriture ! Ce ton si particulier et en même temps universel, cette langue qui semble couler de source, sans afféterie ni effets appuyés et cette narration où tous les éléments s’emboîtent si bien qu’on ne voit pas la jointure… Superbe, vraiment. Et rien de fabriqué : du sincère, du naturel, du généreux. D’une vie compliquée l’auteur a su tirer une grande lumière, loin de ces écrivains qui grattent leurs plaies fonds de commerce. Carine Fernandez est l’exemple même de l’élévation par l’écriture, c’est à la fois réjouissant, réconfortant et apaisant.

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Le vieux couple de la salle d’attente

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J’attends le rendez-vous avec la jeune cheffe de service un peu rugueuse toujours débordée. J’ai confiance en sa conscience professionnelle, son attention, la précision de ses investigations. Elle ne se laisse jamais distraire de son travail, concentrée sur le diagnostic et ses conséquences, toujours à distance du malade. Carapace.

La porte s’entrouvre et j’entends sa voix. Une douceur inconnue, une délicatesse rare, une attention presque tendre que je ne lui ai jamais soupçonnée.

Un couple âgé sort du cabinet, « Comme elle est gentille », murmure la femme. L’homme entre dans la salle d’attente en éclaireur, suivi de sa petite femme menue :

— Chérie, installe-toi là…

« Là », c’est un angle de la salle d’attente, un endroit où elle sera à l’abri des coups, quelque chose comme un nid. Il la couve des yeux, il l’enserre dans un entrelacs de tendresse. Ils attendent pour la prise de sang.

— Ils vont en prendre beaucoup… J’irai toute seule, dit-elle avec détermination.

Il approuve de la tête, mais au fond de lui il regrette : il aurait voulu l’encourager, elle est si fragile ! Il la contemple, il admire son courage. Il admire tout en elle. La petite femme sourit, lui rend son regard. Cela déborde de partout cet amour qui les lie, dans cette salle impersonnelle sans lumière naturelle, avec son néon blanc cru. Cela les enveloppe dans un cocon de fragilité et de désarroi.

Elle est malade, et il ne peut pas prendre la souffrance à sa place. Comme ils se serrent dans leur coin, incapables de parler, incapables de dire autre chose que Elle est tellement gentille… Il la domine d’une tête, mais c’est une stature de tendresse, on sent qu’il lutte pour ne pas la prendre dans ses bras, cela ne se fait pas dans une salle d’attente d’hôpital, même s’il y a peu de monde. Il n’a pas besoin. Ils se regardent tous les deux, et ce qui les relie est bouleversant. Son visage à lui, taches de vieillesse, cheveux blancs un peu clairsemés et rides autour des yeux, son sourire. Son visage à elle, levé vers son compagnon : ovale parfait, pas d’affaissement des traits, cheveux d’un noir mat ramenés en une courte queue de cheval de petite fille. Comme elle est belle ! Comme ils sont émouvants !

Enfin l’infirmière arrive, très douce et souriante, elle s’excuse de les avoir fait attendre : le patient précédent avait emporté son dossier avec lui ! La vieille dame se lève, quitte la salle sans se retourner, une petite créature toute fine, un elfe que le compagnon de sa vie regarde s’éloigner comme s’il ne devait jamais la revoir.

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Salina, la trame usée des procédés de Laurent Gaudé

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salina-Voici revenue la saison des prix, et Laurent Gaudé figure avec son roman Salina sur la liste de certains parmi les plus prestigieux. Nul doute qu’il sera récompensé par l’un ou l’autre, c’est un si bon candidat : une écriture superbe, un auteur sympathique, une histoire lointaine, entre mythe et mouture héroïque.

L’écriture se déploie avec une ampleur à nulle autre pareille. Je l’avais découverte, subjuguée, lors d’une représentation théâtrale de La mort du roi Tsongor. J’avais retrouvé ce souffle épique dans Pour seul cortège. Dans Salina on retrouve les mêmes ingrédients : la mort, la recherche de la paix, la cruauté. Continuer la lecture

Salina
Laurent Gaudé
Actes Sud, octobre 2018, 160 p., 16,80 €
ISBN : 978-2-330-10964-6

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